B.B. Jacques, plus belle plume du rap français en tant que telle ? Etudions la chose ici, à l’occasion de sa deuxième sortie, Poésie d’une pulsion, un an après La nuit sera calme.
Une gifle poétique
Il n’y a pas mille images pour dire ce qu’est Poésie d’une pulsion, le second album du rappeur B.B. Jacques, sorti le 2 février de cette année. Le rap français vient de prendre une belle baffe. Pour l’auditeur à l’écoute comme pour le critique, ce disque qui succède à l’intéressant La nuit sera calme est d’une grande qualité esthétique. Avant de rentrer dans le coeur de ce projet, quelques présentations formelles s’imposent : alors que La nuit sera calme faisait près d’une heure pour 19 titres, ce nouvel apport à sa discographie se révèle plus condensé, avec 11 titres pour moins de 40 minutes. Travail de sélection, il y a certainement eu ; de perfectionnement aussi. Comparativement à La nuit sera calme du rappeur, ce second opus se révèle encore mieux maîtrisé, du fait entre autre de sa tracklist plus réduite. Pas de matière neutre ici, mais un album riche, pensé et cohérent.
La pochette de La nuit sera calme reprenait les codes visuels des ouvrages de la maison Gallimard. Ici aussi, la pochette de ce nouvel opus laisse des indices quand à son contenu musical. On y voit le rappeur, de trois-quarts dos qui observe des ébauches (?) de toiles. Un rap de peintre ? Le titre de l’album lui, évoque pourtant la poésie… Peut-être ne faut-il pas aller chercher trop loin : voilà en tout cas un rappeur qui reprend à son compte la culture traditionnelle, et, soyons bourdieusien, « légitime » (peinture, sculpture, poésie, littérature…). De manière synthétique, on pourrait faire ce résumé de Poésie d’une pulsion : pour les connaisseurs de la musique du rappeur, vous serez sur ce projet en terrain connu et, on l’estime, satisfait tant l’album est intéressant. Pour les nouveaux auditeurs, vous savez à présent à quoi vous en tenir. Bienvenu dans l’univers d’une des plus belles plumes du game, aidée par un charisme vocal hors-norme. Rentrons maintenant, si vous le voulez bien, dans son analyse.
L’affirmation est audacieuse, mais a au moins le mérite de pointer une réalité : B.B. Jacques écrit très bien. Futur rappeur favori des professeurs de français, on croise dans ses textes tout un bestiaire de références artistiques, littéraires et philosophiques. Citons pêle-mêle : Brahms et Sartre (En écoutant du Brahms), Lévis Strauss (« Anthropologue comme Lévis Strauss / Je l’ai mis sur feuille avant d’le mettre sur Distro’ ») Camus, Balzac dans Eclair brut, ou encore les Poèmes saturniens de Verlaine dans Palpite sous l’oeil. Le rappeur, qui « manie métaphores et antithèses », a de fait une plume intéressante. Il ne formule pas des morceaux hachés de différentes punchlines sans lien direct, comme on le fait beaucoup aujourd’hui. Au contraire, les thèmes et les sujets se suivent souvent – sans pour autant atteindre le stade de « morceau fleuve » ou de « morceau à thème ». La verve de B.B. Jacques est très fluide, bien qu’incisive. On a souvent l’impression, à l’écoute d’un morceau, d’être embarqué dans un navire dont on n’aurait pas le contrôle, et qui nous mène où bon lui semble.
La voix du rappeur y est d’ailleurs pour beaucoup dans cette qualité musicale. Notamment dans ce nouveau projet, la tonalité de sa voix est très claire, le mixage musical la détachant davantage des instruments. Parfois incisive comme sur Sky on the rock – ce qu’elle était encore plus sur le précédent album – elle donne aussi parfois l’impression que le MC parle plus qu’il ne chante sur les productions. Poésie d’une pulsion laisse même apparaître quelques moments de parole presque a capella, comme sur la fin de Lâcher de colombes. En plus de sa voix, ce qui a très tôt intrigué sur ce MC, c’est bien sûr son goût pour les productions atypiques au vu de l’époque. Organiques, elles font souvent la part belle aux instruments classiques, comme le violon ou le piano.
« Jacques, plus belle plume française, en tant que telle » (Sky on the rock)
L’idée est clairement d’affirmer une identité musicale forte et riche, profondément rigoureuse dans ses choix. Citons par exemple le chœur vocal qui apparaît sur Dystopia, les cordes stridentes et alarmantes de Caviar, la guitare entêtante de Sky on the rock… Autant de moment où la musique de B.B. Jacques se permet d’aller vers des sonorités devenues rares dans le rap français. Et c’est au service du caractère impressionnant, pour ne pas dire, intimidant, de la musique du rappeur. On imagine aisément B.B. Jacques écrire cet album dans un canapé en cuir, un verre de whisky à la main, tard dans la nuit.
Ne serait-ce donc que du point de vue des productions, le disque est une vraie réussite. Plus encore que sur ses précédents morceaux, B.B. Jacques a rendu le mixage global plus clair, plus lisible, mais s’est aussi permit d’importantes libertés. Il évoque d’ailleurs à plusieurs reprises son choix méticuleux des prods : « Des financements en dollars, tu vas recevoir / Un pack de prod que j’ai refusé trois fois » sur Sky on the rock, et « Paix à l’âme de toutes les prods sur lesquelles Jacques est passé » sur Caviar. Alors oui, B.B. Jacques a de supers instrus, une voix intéressante et un style très affirmé. Mais qu’est-ce qui justifie d’être aussi dithyrambique ? Qu’est-ce qui se cache, au sein même de ses textes, qui mérite une telle attention ?
Mieux que l’égotrip : l’écriture de soi
Ce qui nous a poussé à écrire sur B.B. Jacques, c’est qu’il propose des textes très intéressants, qui dépassent l’egotrip. Certes, de la vantardise, il y en a chez le rappeur. « J’me suis promis une carrière digne des grands / sans manager avec mes couilles mes tripes » (Dystopia) ; « c’est nous les meilleurs, pour le moment, peu le savent » (Caviar) ou encore « toi tu rappes moi je fais des hymnes », toujours sur le même morceau. Et, bien sûr qu’au vu de la singularité de sa musique et de sa direction artistique, le rappeur a tout intérêt à se mettre en avant comme étant « à part », « hors-norme ». Mais ça, c’est presque la partie émergée de l’iceberg. En vérité, B.B. Jacques ne travaille pas l’egotrip, mais bien l’écriture de soi. Et c’est proprement différent.
Cela le conduit, par exemple, à se mettre en situation d’écriture dans ses textes. Rares sont les rappeurs à autant évoquer l’acte même d’écrire, alors que c’est presque un thème central ici. B.B. Jacques ne le fait pas en y dédiant un morceau unique, mais bien en distillant ces évocations au travers des morceaux. Sur Mégot sur trottoir, il nous explique que « chaque inspi est suivie de sa panne » mais qu’il doit « gratter » et en « dire un peu plus sans en dire trop ». Plus tard, dans le même morceau, il ajoute : « j’me suis écroulé de fatigue, ma feuille, j’avais la tête dessus ». C’est dans cette perspective que l’on comprend mieux pourquoi B.B. Jacques aime autant les écrivains et les poètes. Tout se passe comme s’ils étaient ses frères d’écriture. Comme eux, il s’alarme du syndrome de la feuille blanche : « Ca fait deux heures que j’suis assis à ma table / La feuille est blanche au-dessus d’un bar dans l’15 » (Caviar). Comme eux, il semble ne pas pouvoir se passer de l’écriture, ce dont il témoigne dans ses textes. C’est d’ailleurs comme cela que s’ouvre son album : « faut qu’j’écrive / faut qu’j’écrive », qui seront aussi les derniers mots prononcés sur ce premier morceau. Comme un besoin irrésistible donc, comme ses pères poètes.

Si on parle d’écriture de soi pour décrire le style de B.B. Jacques, c’est aussi parce qu’il nous livre beaucoup de son intimité. Ce n’est pas le même style, désinhibé et sans pudeur, que peut arborer quelqu’un comme Guizmo, qui rappe très bien l’intime. C’est un peu plus discret, mais tout aussi poignant. Cette introspection, elle passe par de nombreux indices que nous laisse le rappeur. Ce dernier refuse, par exemple « le poste de porte-parole de ceux qu’on entend jamais », comme pour mieux se concentrer sur lui-même. De même, les textes de l’album laissent peu de place au doute. S’il aime sa compagne, elle est parfois laissée de côté vis-à-vis de sa quête personnelle et musicale :
« Est-ce que j’décroche ou j’rappelle ? 22 appels manqués / Le constat est clair, tu m’as à peine manqué »
Aloha
Et puis, lorsqu’il évoque l’amour, B.B. Jacques opère un changement sémantique intéressant. Dans Dystopia, il dit ceci : « c’est Tino qui t’aime, Jacques c’était une surprise ». A qui le dit-il ? On ne sait pas exactement. Mais reste que Tino est un autre de ses surnoms, qu’il utilise parfois. Pourquoi alors changer son nom, si ce n’est par pudeur face à l’expression du sentiment amoureux ? Ce que cette phrase montre alors, c’est que l’intime se dévoile dans les textes du rappeur à travers des détails, souvent minutieux.
La plume, le rappeur et l’œuvre
En d’autres termes, B.B. Jacques dit beaucoup de lui dans cet album. De son rapport à l’écriture comme on l’a vu, mais aussi de son rapport à sa musique, à « son buzz récent » (Caviar), et à sa vie personnelle et affective. Et on sent du doute chez lui. Ne serait-ce que par rapport à sa capacité à réussir dans la musique : « Si on réussit, j’dirais qu’c’est grâce à vous / Si on s’rate t’inquiète c’est à mes frais » (Caviar). Rien n’est assuré, tout peut encore s’effondrer. Espérons alors que, pour lui, la nuit à venir sera calme, et apaisée.
La conclusion que l’on peut donner ici, c’est que la plume de B.B. Jacques rend vraiment compte de la qualité de son œuvre. Rares sont, aujourd’hui, les rappeurs chez qui il faut la mettre autant en avant, et ce « retour » de l’écriture doit être noté. Bien sûr, la musicalité des productions est très importante, et on sent une vraie progression entre La nuit sera calme et Poésie d’une pulsion. On dirait même parfois le texte sorti de la production même, lui répondant explicitement. Comme lorsque le rappeur évoquer Bob Dylan sur un morceau où la boucle de guitare en fond évoque explicitement le style du musicien cité. Une proposition intéressante, pour un morceau conclusif grandiose. Voilà donc, en somme, ce qu’on pouvait dire sur cette belle œuvre de B.B. Jacques. Grand disque, que l’on ne peut que vous recommander.