[Focus] Le « Paradoxe Eppsito »

Benjamin Epps, La Grande Désillusion, 2023

SENSIBLE, INTELLIGENT ET RÉFÉRENCÉ : BENJAMIN EPPS OU LA MODERNITÉ PASSÉE. 

Le rap, c’est comme la poésie des temps modernes et les rappeuses et rappeurs sont comme les agents d’une musique connectée au temps présent et qui vivent, évoluent avec leur temps. Quant à Benjamin Epps, c’est un de ces agents qui voyage avec aise au travers des époques.

Il naît et grandit à Libreville au Gabon avant de s’installer à Montpellier pour ses études. Il a alors 18 ans, et déjà conquis par la musique, il souhaite lancer sa carrière de rappeur. Largement inspiré par le rap américain des années 90, les influences de notre rookie sont diverses. En allant de la Soul au R’n’B, passant par la Bossa Nova et même par l’œuvre d’Isabelle Aubret, sa principale source d’inspiration reste son frère : CAM, célèbre rappeur gabonais. Eppsito raconte d’ailleurs dans une interview de 2022 pour Clique TV que c’est le morceau System D de son aîné, qui sonne le début de tout pour lui ; de sa carrière, de son désir de se consacrer à la musique et de sa passion pure et dure pour le rap.

Benjamin Epps, Vous n’êtes pas contents ? Triplés !

En totale indépendance, Benjamin Epps prend d’ailleurs beaucoup de risques, comme il l’explique lui-même, en ramenant un rap très proche de ce qu’il se faisait il y a 20 ans et en revenant à certaines « bases ». Dans une ère où le rap s’uniformise, il nous renvoie à l’époque du Boom Bap de Biggie. Toutefois, c’est en rapportant et en s’appropriant ces sonorités et ces flows bien particuliers qu’il s’impose comme une figure originale du paysage rap actuel.

Il se démarque également avec des prestations telles que son Colors de 2022 où il propose un morceau aux sonorités R’n’B très prononcées, révélant un certain goût pour l’esthétique de Bruno Mars.

Benjamin Epps - CE QUE LE PIPS DEMANDE | A COLORS SHOW

Que ce soit avec son premier EP Fantôme avec chauffeur, ou avec son dernier single Police à ma porte, on devine dès la première écoute une influence venant du New-York des années 90, tout cela sur un semblant de sample, laissant une place majoritaire à la voix et à la puissance des mots qui l’accompagnent. Avec des instrus toujours très précises, Eppsito aime travailler avec des beatmakers différents et qui se distinguent tous de par leur style propre, comme le Chroniqueur Sale ou Jean Jass.

« Je suis quelqu’un de la musique mais j’aime pas beaucoup quand ça déborde »

Benjamin Epps – Clique Talk, Clique TV, 2022

Le rap « Epps » est bien particulier et se caractérise par des aspects précis et propres à l’artiste. Comme on le disait juste avant, il s’inspire d’un rap ancien pour moderniser un rap actuel : c’est ainsi que s’opère le paradoxe Eppsito et qu’apparaît ce fameux rappeur voyageur du temps. En effet, notre inlassable kickeur est un lyriciste aguerri, qui nous offre des morceaux plus travaillés et réfléchis les uns que les autres. Chaque mot est soigneusement choisi, chaque punchline a son impact et l’ardeur de ses messages ne peut qu’être saisie. Avec des textes politisés et dénonciateurs de problèmes sociétaux, Benjamin Epps nargue la censure et entre en collision avec la bien-pensance. 

Son single Police à ma porte en est d’ailleurs un parfait exemple. 

« J’suis pas ton noir de service, j’suis pas la diversité b**** »

Benjamin Epps, Police à ma porte
Benjamin Epps - Police à ma porte (Official Video)

« Fais gaffe à la police met la matraque dans le c** des gosses »

Benjamin Epps, Police à ma porte

Avec ce dernier morceau, Eppsito s’inscrit comme dénonciateur d’un problème sociétal bien précis et s’inscrit dans un contexte défini et actuel, tout cela construit sur la base d’un storytelling captivant et percutant. C’est d’ailleurs un des aspects qui rend son travail saisissant ; cette capacité à planter un décor clair et une ambiance strictement définie, simplement à l’aide de quelques mots, à l’aide d’une phrase qui se pose harmonieusement et simplement sur la prod. On imagine en effet parfaitement l’ambiance qui règne lorsqu’il est « assis dans la caisse » et que sa « bitch a ses bigoudis ». On pourrait même presque sentir les odeurs et imaginer les lumières qui composent ce tableau issu de son premier album. 

Cette aptitude qui apporte force et cohérence à chacun de ses morceaux, renvoie d’ailleurs à ce que Thomas Ravier développait dans son article Booba ou le démon des images en 2003, expliquant qu’avec simplement quelques mots, le décor est planté et l’auditeur saisi l’univers rappé avec une aisance particulière. Cette notion d’image est particulièrement importante pour un personnage tel que Benjamin Epps, qui avec sa musique, s’inscrit dans un décor et un contexte précis. 

Les talents et les aptitudes d’Eppsito ne s’arrêtent cependant pas là. Il a également fait preuve à de nombreuses reprises d’une créativité et d’une endurance remarquable, notamment avec des morceaux tels que Drillmatic ou Vous n’êtes pas contents? C’est pareil! Le premier s’illustre comme un réel recueil de punchlines. Pas de refrain, des schémas de rimes et une construction littéraire poussée et réfléchie et des phrasés qui s’enchaînent de manière régulière et cohérente, établissant l’idée que le rap est un marathon.

« Ces e****** devraient embrasser ma main

Baiser l’sol sur lequel j’ai marché

Peuvent pas m’annuler, me lâcher, après m’aduler, me mâcher »

Benjamin Epps, Drillmatic

S’ajoute à cela le fait que le choix des mots et la manière dont Epps les enchaîne sont si bien effectués, que simplement en les lisant, on peut saisir la dynamique souhaitée des lyrics et le rythme du couplet. Le flow est ici presque évident et nous vient spontanément. Quant à Vous n’êtes pas contents? C’est pareil!, on a ici un morceau dont le clip dure 3 minutes 27, mais qui sur les plateformes de streaming dure plus de 5 minutes. On y découvre la première partie du son sur une prod aux notes de jazz, rappelant ses morceaux les plus groovy où il rappe et chante, comme avec Dans le Way. Puis, après cette première partie un extrait audio vient marquer une pause, un retournement de situation, et une prod beaucoup plus sombre, plus grave (malgré ses aigus), vient appuyer les paroles crues et ardentes qu’Eppsito martèle sur des basses prononcées. 

On pourrait également citer sa capacité à communiquer des émotions fortes avec des morceaux comme Dieu bénisse les enfants. On pourrait parler de sa capacité d’adaptation, de création et de composition, avec des morceaux tels que ceux faits avec Dinos ou Selah Sue. On pourrait aussi parler de la technicité des couplets et des refrains qu’il écrit et envoie avec une précision étonnante. On pourrait parler de bien des choses encore tant le sujet est riche.

Benjamin Epps & Le chroniqueur sale - Dieu bénisse les enfants

Benjamin Epps c’est le rap d’avant, c’est le rap d’aujourd’hui et c’est un paradoxe captivant, sensible et intelligent. Il apporte les sonorités des années 90 pour moderniser un rap qui s’uniformise et qu’il vit comme un marathon, voire un sprint. Ses textes et son flow sont puissants, ardents et féroces. Comme il le dira chez Konbini début 2022, il a « la phobie des  gens qui sont négatifs ». Certain.e.s diront qu’ils relèvent de la négativité de ses morceaux et de son travail, mais il n’en est rien. Eppsito se bat, dénonce et énonce des faits dans une volonté de voir les choses changer, et de les faire entendre à un large public, à une société toute entière, qu’il est désireux de voir évoluer positivement et grandir en prenant conscience de ses manquements. 

La Grande Désillusion déjà disponible depuis le 7 avril sur toutes les plateformes de streaming et en physique avec notamment une cassette exclusive, nostalgique d’une époque passée qu’Epps accorde au présent. 

About Lhamo

Lhamo
 Citoyen du monde avec peu d’moyens mais libre au moins » Rim’K - 113, Un jour sans paix, 113 degrés, 2005, Vitry-sur-Seine (94)     « Jolis noms d’arbres pour des bâtiments dans la forêt de ciment » - Akhenaton - IAM, Demain c’est loin, L’école du micro d’argent, 1997, Marseille     « J’suis un pacifiste, quiconque me défie repose en paix » - Damso, Débrouillard, Batterie faible, 2016, Bruxelles

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