Poser la question de l’aporie de l’existence dans un EP de six titres et trois interludes, c’est ce que s’attache à rapper dasein foshan dans Miel ou Mort. Déroutant et passionnel, sans nul doute échappé de la nébuleuse Soundcloud de la dernière décennie, ce projet soulève avec humilité des interrogations universelles.
nitro, Soundcloud, Tokyo
Comme beaucoup d’autres, dasein foshan a commencé la musique dans sa chambre et c’est quelque part dans le Sud qu’il rencontre nitro251, compositeur des productions de Miel ou Mort. Ensemble, et à l’instar d’artistes comme Marty de Lutece, les deux compagnons de route participent à l’émulation de la scène rap Soundcloud française et à ses expérimentations extravagantes. Déjà fourmillante d’idées, leur musique se démarque d’autant plus avec les lyrics captivantes de dasein.
Après une poignée de morceaux publiés sur Soundcloud, dasein foshan s’envole pour le Japon en septembre 2018 et débute l’écriture de Miel ou Mort sur des instrumentales envoyées par nitro. Il enregistre seul tout le projet avec son micro USB dans les neuf mètres carrés de sa chambre tokyoïte. Une amie entre dans la danse quelques mois plus tard et propose le projet au label indépendant Pelican Fly qui, séduit, publie l’EP au printemps 2020, ainsi que le clip du track 3, hilton. Voilà pour les présentations.
J’ai peut-être l’art et la manière
On va tous crever de toute manière
Le mal d’aujourd’hui est coupé à la merde d’hier
Je vomis, je passe la serpillière
Tout est dans le titre
Au cœur de MoM s’entremêlent de nombreuses idées et questionnements. De prime abord et à la lecture du titre de l’EP, le désir et son absence semblent être les thèmes centraux du disque. Cela trahit un goût pour les écrits existentialistes qui – grossièrement et je ne m’avancerai pas plus – placent l’existence vécue et individuelle au sein de leurs réflexions par opposition aux écrits essentialistes fondés sur une philosophie abstraite, conceptuelle.
Ce titre, comme le soulevait dasein foshan lors de notre échange, « pose la question de l’aporie de l’existence ». Autrement dit, il introduit l’énigme insoluble qu’est la vie. Nous y sommes tiraillés entre le miel, création impérissable et allégorie de la supplantation du désir, considéré ici comme une souffrance ; et ce que l’on désire, qui nous fait souffrir donc, qui provoque mal-être et suicide, la mort.
Toute la justesse de ce projet réside dans le fait d’avoir réussi à poser cette question sans tenter d’y répondre, ou du moins, sans y répondre de façon unique et figée. De fait, une véritable humilité se dégage de sa réflexion, de son cheminement de pensée. Chaque morceau éclaire à sa manière une ou plusieurs facettes de cette vertigineuse interrogation : « des facettes qui vont être plus ou moins sombres avec des sons plus violents comme hilton qui parle de suicide, de mal-être… et des plus doux comme lavande ou amen ». Il convient de souligner cette subtilité car c’est fondamentalement ce qui rend l’écoute de Miel ou Mort si enthousiasmante.
Oh la, pas de l’aide
Ils font les fous la, ouhla
J’porte 3 foulards
Marie Madeleine, qu’est-ce tu fous la ?
Du miel sous les yeux
Morceau incontournable de ce projet, pour sa production virtuose et ses paroles coups-de-poing, lavande est un exemple de l’une de ces réponses à la question évoquée précédemment. Ici, c’est sûrement le rappeur qui en parle le mieux :
L’abeille est très intéressante car elle est soumise au poids de son existence, elle existe fondamentalement sans avoir conscience de sa propre existence et pourtant elle arrive à supplanter l’existence et cette espèce d’horreur de l’être. C’est d’être enfermé dans une existence que l’on n’a pas choisie, [qui est le thème du morceau lavande], qui fait que l’abeille va fabriquer du miel avec les objets du monde, avec ce qu’elle a à disposition. Et le miel est le seul aliment sur terre qui n’a pas de date de péremption. On peut consommer du miel qui a 5000 ans et en fait ça veut dire que le miel, la production, la création de cette vie n’a pas de prise sur le temps. C’est un dépassement même de l’être, c’est-à-dire qu’on ne fait que lutter contre le temps et la mort. C’est ça en fait, c’est une lutte contre le temps. Et par la création, l’abeille arrive à supplanter ça.
Et sans avoir à chercher bien loin, dasein foshan pourrait bien être l’abeille et Miel ou Mort, le miel. Autrement dit, son premier EP est sa création intemporelle dépassant son existence et supplantant le temps et la mort. L’artiste s’attardait d’ailleurs aussi sur sa vision de l’art en général :
Toute la perspective de création et tout l’objectif d’un artiste, à mon sens évidemment, ce n’est peut-être pas universel, mais c’est justement de fabriquer une œuvre qui résiste au temps. Et en fabriquant une œuvre qui résiste au temps on laisse quelque chose de soi dans le monde et on essaye de résister à la mort. Finalement, c’est une tentative qui est ultra égoïste et horrible.
Si cette approche de la conception artistique peut paraître individualiste, voire « ultra égoïste et horrible » selon ses mots, le projet de dasein va au-delà de cet individualisme. C’est notamment au travers ses paroles qu’il prend une dimension universelle.
Des larmes qui sortent de mes poignets
Je crois bien que ce sont les larmes de l’amour
Mais t’inquiètes ça va je me sens comme une abeille dans un champ de lavande
Figure maternelle et références communes
Bien que le format rap du duo soit singulier, hors-catégorie à bien des égards, il s’intéresse en effet à de multiples thématiques qui touchent tout un chacun. Alors comment cela est-ce possible ? En partie grâce aux questions que pose l’artiste et aux références à des symboles communs qu’il convoque. Ainsi, la musique de dasein peut plonger dans des analyses et des concepts où l’on peut se perdre par moment mais elle n’est peut-être pas aussi cryptique ou élitiste que ce que l’on pourrait croire.
Par exemple, ce n’est pas un hasard si l’acronyme du titre se lit MoM : la figure maternelle est omniprésente sur les huit pistes. Les interludes, où l’on entend les mots de sa mère, sont de véritables respirations et apportent une couleur différente à l’EP. Un sujet très bien traité par Cul7ure ici sur lequel je ne m’attarderai pas.

Autre thème récurrent et tout aussi universel de Miel ou Mort, la religiosité permet d’accrocher l’auditeur.ice (croyant.e ou non, pratiquant.e ou non, là n’est pas la question) à des mots qui font résonner des idées et un imaginaire propres à chacun.e. C’est la symbolique qui provient de la religion, quelle qu’elle soit, qui intéresse dasein foshan. Pourquoi ?
Parce que ça convoque un imaginaire qui va être référentiel, plein de gens peuvent se référencer à ce genre d’imaginaire et peuvent comprendre. Mais ça permet aussi de décrire des situations qu’on a vécu et de les mettre en parallèle avec des passages de plusieurs religions, des choses comme ça.
MoM, dont la focale thématique est ajustée sur l’existence, se penche aussi logiquement sur la question de Dieu avec habileté. La question de savoir si Dieu existe n’est évidemment pas posée ni répondue par le rappeur mais incorporée à sa réflexion :
Dieu est utilisé comme une référence, comme un outil textuel pour pouvoir exprimer certaines choses, parfois des doutes, parfois aussi tout le côté tragique de l’existence. Quand on dit « deux trois pils dans de l’alu, dieu est cynique dans l’hallu » [sur dieu est cynique], l’hallu c’est l’hallucination et du coup c’est en mode : « dieu est cynique quand il nous voit souffrir sur terre s’il existe ». Mais qu’il existe ou qu’il n’existe pas c’est même pas la question, on s’en fout, c’est plus un outil. Dans hilton y’a aussi : « quand il me voit souffrir est ce que ton God saigne ? », et God c’est ton dieu, tu vois. Après tu peux aussi le penser comme autre chose, libre à toi de l’imaginer comme tu veux. Mais pour le coup quand moi je l’ai écrit c’était bien Dieu. Et on est bien là-dedans, l’intertextualité, jouer sur les double-sens c’est un truc que j’adore faire.
Ces double-sens, sous-textes ou sous-entendus, regorgent dans les paroles de dasein foshan. Des paroles qui, de plus, sont parfois déroulées avec une articulation mumble accentuant la difficulté de perception du sens. Couplées à des instrumentales souvent denses où se multiplient les lignes harmoniques et les textures sonores, les flows ressemblent par moment à un puzzle de mots – chose que ne renierait pas Battaglia – pouvant être aussi énigmatique et fascinant qu’agaçant pour qui souhaite la réflexion toute cuite dans son oreille.
Je repense à tous les textes qu’elle a lu
Je fais que saigner trop de pilules
Pourquoi Dieu est cynique dans l’hallu ?
Deux trois pilules dans d’l’alu
Rap hardcore et flex
Suivant cette idée, que la musique de dasein est plus universelle qu’elle ne le laisse penser à la première écoute, voyons comment elle incorpore des codes propres à la musique rap. Le rap proposé ici est à la fois intimiste, proche d’un vécu sincère, et excessif, dans le sens où il permet à l’artiste de pousser « à l’extrême » tous ses sentiments. Chose finalement assez courante dans une œuvre rap.
Cela peut être ressenti dans les nombreuses phases sur le sexe ou la drogue (ici plutôt médicamenteuse) par exemple. Très présents dans le rap, ces sujets amènent rapidement une comparaison avec le rap hardcore. Cette comparaison suggérée à dasein foshan, ce dernier, une fois de plus, l’aborde avec philosophie :
Je pense que la comparaison avec le rap hardcore est intéressante parce que moi ce que je trouve d’hardcore c’est la vie au sens propre du terme, sans compromis et sans filtres. Et du coup c’est intéressant quand on parle de sexe c’est la même chose, quand on est dans toutes ces dynamiques, le sexe c’est pas lissé dans une relation à deux, le sexe c’est aussi dans un truc d’un soir, c’est aussi n’être pas bien dans sa peau et vouloir être rassuré avec une personne, des choses comme ça. Et du coup du sexe violent, des gens qui ne sont pas bien dans leur peau non plus et du coup évidemment que ça se déploie et que ça se ramifie dans la pratique sexuelle, dans la consommation de choses. Et en fait ça se ramifie dans ce qu’on appelle les conduites à risque, là je vais faire mon sociologue et compagnie, sociologie des conduites à risque [rires], mais on est là-dedans bien sûr. Du coup c’est peut-être plus violent que du rap hardcore parce que ça fait plus vrai je pense… Quand Kaaris il parle de trucs comme ça c’est un flex, on s’en fout tu vois ?
Avant de conclure : je pense que ce qu’il y a de trash et de violent finalement, et c’est mon parti pris, c’est de pouvoir parler sans tabou de l’inanité de la vie.
Enfin, s’il fait quelques clins d’œil à Nietzsche, Schopenhauer ou Heidegger (concept du Dasein), dasein foshan, comme mentionné plus haut, démontre un attachement fort au rap. Outre les jeux de mots et double-sens évoqués précédemment, les six morceaux délivrent leur part de placements originaux et d’égotrip dans un univers singulier où l’on retrouve pêle-mêle : des concepts japonais et un fort attachement à l’Asie plus largement (Tokyo bien sûr mais aussi Foshan) ; de très nombreux anglicismes ; un tour du monde entre Philly, New-Zeland, les Maldives et Milan ; un clip tourné à Londres et ce qu’il faut de provocation indispensable à tout bon rap…
Que retenir de tout ça ? Que finalement la forme atypique d’un projet rap ne le rend pas moins universel. Qu’introduire des thématiques profondes n’induit pas forcément un discours dissertatif indigeste. Que le rap et la musique restent de formidables vecteurs de discussion mais aussi d’émotions. Enfin, que nitro251 et dasein foshan ont sûrement délivré l’un des projets rap les plus exaltants de ces dernières années en nous poussant au fond des choses.
C’est qu’une image voilà autre chose
Salive d’abeilles dans le mojo
Sang couleur rojo
Gout cerise, trop chaud
J’ai trop la flemme d’rapper depuis qu’jsuis trop chaud