Après six projets et huit ans de carrière solo, Moïse The Dude a décidé d’arrêter de sortir des albums. Attention, ça ne veut pas dire qu’il arrête le rap pour autant : que ce soit en featuring, ou en solo avec des singles ou des petits EP de trois titres, il continuera d’être actif. Mais les albums solo, c’est fini pour lui. Parce qu’il pense avoir fait le tour, parce qu’il en a marre du rap français, et surtout, parce qu’il souhaite pleinement se consacrer à sa nouvelle passion : la littérature. En attendant, avec Cette Shit, dont la deuxième partie sortira fin mai, il nous offre un concentré de ce qui fait le charme de la musique du Dude, pour ce qui s’apparente à l’un des meilleurs albums de sa carrière. Sa relation avec Monkey Green, les featurings de l’album, son avis sur le rap français, sa nouvelle vie d’écrivain, ses spiritueux préférés… Entretien avec le Charles Bukowski du rap français.
LREF : Alors attends, j’allume mon micro pour enregistrer l’interview…
Moise The Dude : J’espère que ma voix portera assez !
Et bien commençons l’interview par ça si tu veux bien : en tant que rappeur, comment est-ce que l’on fait pour bien gérer sa voix ?
C’est un long apprentissage, et une longue adaptation. Il faut aimer sa voix, faire connaissance avec elle. Il faut connaître les points forts, les points faibles, mettre à profit les points forts, dépasser les points faibles… Moi, c’est un truc qui m’a pris beaucoup de temps. Sur chaque morceau, c’est un nouveau travail. Je me surprends encore parfois dans l’utilisation que je peux faire de ma voix.
Est-ce que tu adaptes tes instrus en fonction de ta voix ?
C’est plutôt l’inverse : ce sont les choix de prod qui vont m’amener vocalement vers quelque chose. En général, je n’écris rien avant d’avoir des prods, ça fait quelque temps que je n’écris plus à vide. Donc j’écoute des prods, et je me projette dessus. Et à ce moment-là, j’ai déjà une idée de ce que je vais faire dessus vocalement. Pour le contenu aussi : c’est un ensemble qui se met en place de manière instinctive. Après, il y a la phase d’enregistrement, durant laquelle il peut y avoir des surprises. Par le passé, je pouvais arriver super chaud, et vouloir kicker comme si j’avais la voix de DMX, alors que finalement, je n’avais pas du tout la même dynamique que je voulais donner… Mais maintenant, je n’ai plus trop de mauvaise surprise. Parce que je fais des choix de prods pertinents, en fonction de ma voix, et de ce dont je suis capable de faire. Quand tu fais du son depuis assez longtemps, tu as une zone de confort, dont tu peux sortir de temps en temps, sans aller sur quelque chose que tu ne maîtrises pas.
En parlant de choix d’instrus, sur ton nouvel album, Cette Shit, tu as fait appel à un seul beatmaker : Monkey Green. Pourquoi ce choix ?
Monkey Green, c’est un vieux pote. Ça fait longtemps que je fais du son avec lui, même s’il est finalement assez peu présent sur mes projets solo. Il fait des choses qui sont assez uniques en leur genre, et il sample énormément. Il m’envoie des prods depuis toujours, mais pendant longtemps, il ne m’a pas envoyé de prods qui correspondaient à ce que je cherchais. Ce n’est pas parce que c’est mon pote que je dois me forcer à prendre ses prods… Il faut vraiment que je puisse me projeter dessus comme il faut. Là, j’avais retenu deux de ses prods depuis longtemps : celle de Max & Jackie, et celle de Point Break. Comme j’écoutais pas mal de trucs comme Griselda à ce moment-là, je lui en ai demandé d’autres. Au fur et à mesure, j’en ai eu assez pour faire un album. Je me disais aussi que c’était l’occasion d’enfin faire un projet entier avec un seul beatmaker. Ça se faisait souvent par le passé, mais c’est devenu plus rare aujourd’hui. Et puis, quand j’ai commencé en solo, je traînais pas mal avec lui. Alors, ça avait du sens de terminer avec lui. Comme ça, la boucle est bouclée.
Attends : est-ce que t’es en train d’annoncer que Cette Shit est ton dernier album ?
C’est débile de faire des annonces, mais oui, Cette Shit est probablement mon dernier album. Ou en tout cas, je pense que je ne referais pas d’albums avant un certain temps. Parce que c’est fatiguant : ça fait beaucoup d’énergie et d’argent dépensés pour pas grand chose entre guillemets… Et je ne dis pas ça pour minimiser les retours des gens qui me suivent et qui sont à fond. Mais ça reste pas grand chose, en comparaison du travail accompli… Du coup, je pense que je vais continuer à faire des morceaux par-ci par-là, et des petits EP de trois ou quatre morceaux maximum. Mais je pense que les albums, ou même les EP de six ou sept titres, c’est fini pour moi. Et puis j’ai envie de faire d’autres trucs… Je pense que j’ai fait un peu le tour niveau rap.
Il faut dire que depuis que tu t’es lancé en solo en 2013 avec The Dude volume 1, tu as été assez productif…
Je suis à peu près à un projet par an en moyenne, ce qui est quand même beaucoup pour quelqu’un qui se débrouille tout seul. Évidemment, je suis aidé pour les prods et l’enregistrement. Mais ça reste de l’auto-production pure et dure. Avec mon temps, mon énergie, mes moyens, et la bonne volonté de quelques proches. Mobiliser tout ça chaque année, avec tout le temps que ça demande, le stress que ça peut engendrer par moments, la promo… Pour dire les choses franchement : c’est chiant. [Rires] Donc ouais, je vais lever un peu le pied. Et j’ai envie de faire d’autres trucs.
Pour en revenir à Cette Shit, tu as choisi de sortir l’album en deux parties. Pourquoi ce choix ? As-tu été influencé par Limsa d’aulnay, qui a fait la même chose avec son projet Logique ?
Oui, indirectement. A la fin de la conception de l’album, je me suis dis que j’allais le sortir en deux fois. Pour deux raisons très simples : la première, c’est que les gens n’écoutent pas les albums en entier. Sur toutes les stats que j’ai, à chaque fois, à partir du deuxième morceau, le nombre d’écoutes est divisé par trois. Moi, ça me déprime : les tracklists, on les conçoit selon une cohérence musicale. On met pas les bangers en premier, et les morceaux pourris à la fin… La deuxième raison, c’est que ça fait vivre le projet un peu plus longtemps. Là, si j’avais sorti l’album en entier, dans deux semaines, on en parlerait plus. Parce qu’il y a beaucoup trop de sorties le vendredi maintenant… Après, j’ai toujours eu la chance d’avoir des interviews, qui font vivre l’album sur le long terme. Mais malgré tout, la durée de vie d’un projet est super courte maintenant. La partie 2 sortira fin mai. Donc, jusqu’à juin, on va parler un petit peu de moi… Et si tout va bien, à la rentrée, je sors une version physique de l’album. Ce qui permettra aussi d’avoir un peu d’actu à ce moment-là.
La deuxième partie commencera donc par le morceau Point Break. Et comme j’ai eu l’honneur de pouvoir l’écouter, on peut déjà dire aux gens que c’est une bonne nouvelle…
Moi, c’est mon morceau préféré ! Mais typiquement, s’il était arrivé au milieu de la tracklist, personne ne l’aurait écouté.
Tu as sorti deux clips, homemade, comme pour le précédent projet. Pourquoi ce choix ? Question de budget ?
Question de budget, de logistique, de temps passé à ça, et de retours derrière. Moi, clairement, mes clips, ils ne font pas de vues. Même quand je faisais des clips un peu chiadés, que je payais des mecs et tout, j’ai jamais fait des vues de ouf. Donc, à un moment donné, je ne vais pas à nouveau lâcher des centaines d’euros, voir un petit SMIC : parce que c’est ça les budgets. Et encore, c’est rien comparé à ceux des majors… Mais on est sur un budget pas négligeable quand c’est toi qui lâche les thunes et que tu ne récupères pas ta mise. A un moment donné, il faut arrêter les frais… Donc ouais, je fais des clips homemade. Le clip de Ghost Dog, j’en suis vachement content, ça m’a fait tripper de faire ce petit montage. Je trouve que c’est assez cohérent avec l’ambiance du morceau. J’ai un peu réfléchi pour faire un truc sympa, qui ait du sens… De toute façon, je pense que les gens ne m’attendent pas sur les clips. J’en parlais avec Endé de La Prune : eux aussi jouent le jeu d’un clip pro de temps en temps. Mais au final, ça ne change pas la donne, ils n’ont pas plus de visibilité avec ça. Même pour les pros, j’ai l’impression que les clips sont beaucoup moins importants dans la promo d’un artiste qu’il y a quelques années. Le streaming a cassé la dynamique du clip. Bien sûr qu’un clip à 10 000 euros, avec des stars, on va le regarder, parce que ça devient du cinéma pour le coup. Mais ça s’arrête là.
En faisant des clips homemade, tu mets à contribution tes études dans le cinéma…
Ah ouais, t’as bossé ton interview… [Rires] Des études de cinéma qui ont duré trois mois, avant que j’aille explorer les rues de Paris et les rayons de la Fnac. Quand j’étais ado, je voulais devenir réalisateur de cinéma, comme beaucoup de monde… Enfin, au départ, je voulais être acteur. A cause de Mel Gibson dans L’arme Fatale : je me disais qu’il était vraiment trop cool. Après, j’ai fait un peu de théâtre, mais j’étais pas à l’aise du tout. Du coup, après, j’ai voulu être réalisateur. Et finalement, rien de tout ça. Résultat, je m’amuse avec IMovie. [Rires]
Musicalement, il y a une grosse empreinte West Coast à l’ancienne. C’est le fait de t’être replongé dans de vieux albums durant le confinement qui t’a donné envie de poser sur ce genre d’instrus ?
Ouais, carrément. L’album, je l’ai écrit durant le premier confinement. Et c’est vrai que j’ai passé mon temps à écouter des vieux disques.
Blade Runner, Ghost Dog, Raging Bull, La nuit nous appartient, Tarantino… Je ne vais pas toutes les citer, mais il y a beaucoup de références cinématographiques. Comment ça se fait ? Pareil que pour la West Coast, t’as passé ton confinement à regarder des films ?
Ouais, aussi. Mais c’est aussi dû à mon amour pour le cinéma en général. Je trouvais que je ne l’avais pas assez exploité dans mes morceaux. Et pour tout te dire, parfois, ça m’énerve de lire des interviews de rappeurs qu’on fait passer pour des cinéphiles, alors que, si ça se trouve, ils ont vu trois films dans leur vie… En plus, c’est toujours un peu les mêmes références. Je me suis dit : ils veulent de la référence ? On va leur donner de la référence. Mais en essayant de le faire intelligemment, en ne citant pas que le nom du film. Par exemple, je ne dis pas Blade Runner : je parle d’un truc qui se passe dedans.
Tu parles du film, sans donner le nom : est-ce que tu ne t’es pas un peu Sameer Ahmadisé sur cet album ?
Si, clairement. C’est relativement assumé. C’est un des derniers rappeurs français que j’écoute. Pour le coup, quand il envoie de la référence, je les ai. Donc ouais, j’avais envie de pousser un peu ce truc-là, sans non plus faire ce qu’il fait, parce que sinon, c’est de la copie. En restant avec mon attitude dudesque quoi, avec mes propres thématiques. On n’est pas nombreux à faire ça, et à avoir cette culture-là. Donc forcément, j’ai pensé à lui.
Je me fais l’avocat du diable, mais en citant des références parfois assez pointues, est-ce que tu n’as pas peur de perdre quelques auditeurs au passage ?
C’est marrant, parce que ce genre de truc, j’y pense après, quand c’est trop tard… [Rires] Mais, au final, je me dis tant pis. Je réfléchis déjà trop en termes de public, j’anticipe déjà trop les réactions. Donc si ça devait influer sur le contenu fondamental de ce que je fais, je ferais de la zumba. Je ne pense pas que ce projet-là va me faire percer plus que d’habitude. Donc, au moins, on reste entre initiés. Et je vais attendre un peu, mais je pense que je vais diffuser la liste de toutes les références, et peut-être expliquer certains trucs.
Au fait, l’extrait sonore au début du morceau Ghost Dog, c’est tiré de quel film ?
C’est tiré de Point Break. C’est un dialogue entre Bodhi et Johnny Utah. Du coup, ça fait le lien avec le morceau Point Break qui arrive sur la partie 2… Bref, les petits labyrinthes du Dude quoi.
A écouter ton album, tu as donc passé ton confinement à écouter de vieux disques et à regarder des films, tout en sirotant quelques spiritueux… au passage, c’est quoi tes liqueurs préférées ?
Alors en whisky, un de mes derniers coups de cœur, c’est un bourbon de Pennsylvanie, avec beaucoup de maïs, qui s’appelle le Dad’s Hat. Sinon, en ce moment, je bois pas mal de Gin. Une bouteille toute simple, du Thomas Dakin. Et mon dernier coup de cœur en rhum, c’est un rhum blanc avec beaucoup d’arôme, beaucoup de saveurs. C’est un rhum haïtien qui s’appelle Le Rocher.
Et tout ça, il faut le boire sans mélange bien sûr.
Jamais ! Toujours un whisky sec. Quoique, les puristes mettent quelques petites gouttes d’eau dans le whisky… Mais je ne le fais pas.


(NDLR : Comme le Dude est un mec sympa, il nous a envoyé une photo des spiritueux cités, histoire qu’on se fasse une idée plus précise de ce à quoi ça ressemble)
“Dernier tour en Merco du ronda”, “Taquin mais pas méchant”… Tu as plusieurs phases qui font écho à tes anciens morceaux. Ces phases-là, c’est pour faire frétiller de plaisir tes fanboys ?
Exactement ! [Rires] D’ailleurs, la merco du daron, elle va bientôt rendre l’âme a priori. Pour l’instant elle roule encore, mais ça ne va pas durer très longtemps… Donc il fallait lui offrir la meilleure postérité possible. J’ai pas refait de morceau dédié, mais je la cite.
Il y a beaucoup d’invités par rapport à d’habitude. T’avais envie de faire croquer ?
J’étais déjà dans l’optique que c’était un peu mon dernier vrai album. C’est réfléchi, c’est pas sur un coup de tête, et je n’avais pas envie de partir tout seul. Et comme ces derniers temps, je me suis pas mal rapproché de l’Epicerie Gang (ndlr : sur qui on a écrit un focus que vous pouvez lire ICI), de La Prune, de LK, je me suis dit que sur ce projet-là, je voulais avoir les copains. Et puis Cette Shit était plus propice à ça. Keudar, c’était trop perso. Et sur OG, les choses se sont mises en place sans que je projette un quelconque invité. A part JubOs sur le refrain de Horizon bien sûr. Mais ce n’est pas vraiment un invité : c’est mon bras-droit, mon deuxième cerveau, un prolongement de moi-même. Quand j’ai la flemme de faire les voix, je lui demande de faire un beau petit refrain comme il sait si bien le faire. [Rires] Donc ouais, je voulais pas mal d’invités, parce que j’avais les prods et les morceaux pour ça. Et je trouvais ça cool de faire rapper les copains sur des prods sur lesquelles eux ne rappent pas habituellement. On est sur de la grosse boucle, presque sur de la boom-bap par moment, même si ce n’est pas tout à fait ça… Et un Endé, un Yuri J, ou même un LK, d’habitude, on ne les entend pas trop sur ce genre de prods.
Ou encore L’épicier, qui nous sort un beau couplet.
L’épicier qui nous fait du Bone Thugs-N-Harmony sur du boom-bap, c’est parfait. Et puis le guest qui me remplit de joie et de satisfaction, c’est Mr JL : parce que c’est quelqu’un que j’écoute depuis longtemps, dont j’adore la musique, et que j’ai eu la chance de rencontrer en vrai par un hasard fou : quand je bossais, je le croisais en allant au boulot. Et en mode groupie totale, je suis allé timidement lui parler. J’étais dans une position de fan un peu impressionné, ce qui est rare. A mon âge, ça ne sert à rien de se laisser impressionner par qui que ce soit, on en est plus là… Mais pour moi, Mr JL, dans mon panthéon de rappeurs, c’est une idole de l’ombre. Depuis, on se suivait sur les réseaux. Et quand j’étais en train de faire le projet, avec ces instrus, l’atmosphère, je me suis dit qu’il y avait des choses pour lui. Donc je lui ai proposé, et le morceau s’est fait comme ça. Je suis super content, parce que c’est quand même un ancien. Et en acceptant, quelque part, c’est comme une sorte d’adoubement, de validation. Surtout, il m’a sorti un couplet à la JL : précis, concret, efficace. Ça n’a pas l’air comme ça, mais c’est une leçon de rap et d’interprétation. Et, cerise sur le gâteau, il est parfaitement dans le thème. Quand je l’ai écouté, j’étais comme un ouf, c’était Noël.
« J’en ai vraiment plus rien à foutre du rap français »
Dans ce fameux morceau avec JL, tu dis “mille raisons de continuer cette shit, mille raisons d’arrêter cette shit”. Qu’est-ce qui te pousse à continuer ?
Le plaisir, et l’amour du rap, tout simplement. Si demain on m’envoie une prod et que je la kiffe de ouf, je vais avoir envie de faire un morceau dessus, c’est plus fort que moi. Quand t’aimes ça, t’aimes ça pour toujours. Comme je disais tout à l’heure, c’est ce qui me poussera sans doute à continuer à faire des morceaux par-ci par-là, ou des mini EPs, sans me faire chier à faire des projets complets, avec toute la com’ qui va avec. Cette envie-là, elle ne disparaîtra jamais, c’est dans les gênes. Et pour les raisons d’arrêter, on les a un peu évoqué tout à l’heure : je suis en décrochage total avec un certain milieu du rap, un certain public… Et même un certain journalisme rap, une certaine manière de parler des choses. Déjà, j’en ai vraiment plus rien à foutre du rap français. Même le dernier album de Booba je ne l’ai pas écouté, je m’en fous. Je suis un fan absolu de Booba, je l’ai beaucoup défendu. D’ailleurs, je me suis longtemps dit que lorsque j’arrêterais d’écouter du rap français, le dernier rappeur dont j’écouterais les nouveaux disques, c’est Booba. Mais là, je ne l’ai même pas fait. J’écoute les copains évidemment. Et encore, et ils le savent, je ne passe pas mon temps à écouter les copains. J’écoute les projets quand ils sortent une ou deux fois, et après, c’est fini. Pour en revenir au rap français dans son ensemble, je suis vraiment en train de décrocher face à une bêtise ambiante. Le public, les rappeurs eux-mêmes… ça manque de culture tout ça.
Pourtant, avec le nombre de projets qui sortent, on peut se dire qu’il doit peut-être y avoir quand même quelques trucs qui peuvent encore t’émoustiller…
Il doit y en avoir. Mais là, je suis à un stade où je n’ai plus envie de faire l’effort… Après, tu me parlais de Limsa d’Aulnay tout à l’heure. Je suis tombé sur son morceau avec Isha, et j’ai kiffé. Mais ça s’arrête là. Si demain Limsa sort un album, je ne vais pas me jeter dessus. Je n’ai plus cette curiosité-là, ni cette dynamique-là. Même Kekra, que j’aime beaucoup, je n’ai pas écouté son dernier album. Peut-être que je le ferais un jour… Mais je n’ai plus vraiment l’envie.
Ça fait écho à ce que tu dis à un moment dans l’album : “tellement de sorties le vendredi, mais zéro nouvelle shit”.
On est quand même dans l’époque du clonage absolu. Je sais qu’il y a une telle variété dans le rap qu’on peut échapper aux clones mais, à un moment donné, il y a quand même beaucoup de clones… Quand je dis aussi “on sait ce qu’ils veulent nous dire, rien qu’avec la cover et le titre” : sur combien de covers on voit des mafieux, des armes… putain les gars, soyez créatifs ! Quand on a entendu ce qu’était le quotidien d’un charbonneur au coin de son bloc, bah c’est bon, on l’a compris le quotidien. Pas besoin de savoir qu’ils font tous pareil. Le spleen du dealer… ça va quoi. J’ai adoré PNL, mais le reste, je m’en fous. Et je n’ai plus la fascination pour le monde de la cité que je pouvais avoir quand j’étais ado. A un moment donné, il faut aussi grandir à ce niveau-là. Et puis la cité, ça n’a jamais été ma réalité. Même si je la connais un peu, parce que j’ai grandi pas loin, à Mainvilliers, et que j’y allais de temps en temps. Mais aujourd’hui, ce n’est pas du tout mon quotidien… donc je m’en fous. Et je trouve surtout que ça manque de profondeur.
Pareil chez Caballero et Jean Jass, que tu as appellé Cabalais à chiotte et Jean Chiasse sur Twitter ?
Pour le coup, quand j’ai dit ça, c’est mon côté timide mais grande gueule qui est ressorti, comme dirait Endé. [Rires] En vrai, je n’ai écouté que deux morceaux de ces mecs-là… Mais je crois que sur Goûte mes disques, ils parlaient de la tyrannie du cool. J’avais trouvé ça fabuleux comme formule. C’est du rap qui plaît à tout le monde, il n’y a rien de dérangeant dans ce qu’ils font. Ça fait genre que c’est provoquant : parce qu’il y a des gros mots, parce qu’ils fument de la beuh, mais ça, tout le monde le fait. Il n’y a rien de subversif. Elle est où la subversion ? Je ne parle pas de faire du rap conscient, ça, je m’en fous aussi, mais au moins quelque chose qui soit un peu incorrect. Là, Caballero et Jean Jass je les avais entendu sur l’album de Julien Doré. Leurs couplets, ils étaient nuls ! Il faut arrêter de faire passer les jeux de mot pour des punchlines ! Je crois que je vais faire un compte Twitter juste pour râler en fait. Pour le côté grande gueule, pas timide pour le coup. Parce que je me retiens beaucoup en vrai.
Et pourtant, toi aussi tu as un jeu de mot dans l’album : “quand le ciel est à l’orage, j’ai des éclairs de génie”…
C’est vrai… Mais j’en ai pas fait souvent des comme ça. Et en le faisant, je me suis dit : « putain, ça fait vraiment trait d’esprit ». On dirait mon grand-père qui faisait des blagues à table ! On fait passer ça pour des trucs de génie. Soyons plus exigeants que ça. Je fais bien mon boomer, c’est cool. [Rires]
« Je suis très angoissé par la mort depuis que je suis ado »
En parlant de boomer : à un moment, tu dis “J’me sens vieux, avec l’idée fausse qu’il me reste du time”. Ça m’a fait penser à ce que tu disais dans ton premier album : “je vais mourir à 50 ans comme James Gandolfini ».
Putain, vu que j’ai 39 ans, ça veut dire qu’il me reste 11 ans à tenir alors. [Rires] La phase sur Gandolfini (ndlr : acteur principal de la série Les Soprano), c’est parce que j’étais vraiment trop gros à l’époque. Et mes artères commençaient sérieusement à se boucher. Mais grâce au confinement, et contrairement à la plupart des gens, j’ai pu largement corriger le tir. Je pense que j’ai largement gagné dix ou quinze ans de plus. Enfin, j’espère… Mais c’est un autre sujet. [Rires] Pour en revenir à la première phrase, c’est parce que je suis très angoissé par la mort depuis que je suis ado. Je m’endormais en ayant des sueurs froides. Quand je pense au néant, à l’idée que c’est fini, qu’il n’y aura plus rien, même à l’heure actuelle, ça me fout des bad de ouf. Du coup, je ne me souhaite qu’une chose : c’est qu’à la fin de ma vie, j’en ai marre de tout ça. Et de me dire : putain, c’était long quand même. [Rires] Mais ouais, je suis angoissé par le temps qui passe. Et comme je suis quelqu’un d’insouciant, que je mets toujours beaucoup de temps à faire les choses, à me bouger le cul pour tout en général… Il y a toute une période où tu te dis que tu as le temps, que tu feras ça plus tard. Arrivé à mon âge, c’est fini, tu ne peux plus te dire ça.
Dans Point break, tu dis : “J’cours après mes rêves, c’est ce qui me tient réveillé”. On y revient : aller au bout de tes rêves, c’est ce qui te permettra peut-être de ne plus être angoissé par le temps.
C’est ça qui est paradoxal dans mon rapport au temps qui passe : on pourrait se dire qu’un mec qui est autant angoissé par la mort, il devrait vivre à cent à l’heure. Sauf que si je vis à cent à l’heure, moi, j’ai peur que le temps passe encore plus vite. Donc je procrastine, en me disant que ça me fait gagner du temps… Oui, c’est très paradoxal. [Rires] Quand je te disais que je voulais un peu lever le pied sur le rap, c’est justement pour me laisser du temps pour aller au bout d’autres projets. Parce que le temps passe, et que j’ai envie de tenter d’autres choses, notamment en termes de littérature. Et comme j’ai l’impression d’avoir achevé un cycle du côté du rap, je trouve que c’est le bon moment.
« Même si elle truffée de scènes de cul, je sais écrire une histoire »
Parlons justement de tes envies littéraires : tu as déjà un pied dedans, toi qui a écrit une nouvelle pour la revue Hermine et La Plume. Comment est-ce que tu en es arrivé à écrire pour eux ?
Ça fait très longtemps que j’écris des trucs qui dorment sur mon disque dur, des débuts de romans et de nouvelles que je n’ai jamais terminé. Trop d’idées, pas assez de persévérance, ni de méthode : ça n’a rien à voir avec la musique, donc il faut tout réinventer. Mais l’année dernière, j’ai répondu à des appels à texte pour des nouvelles érotiques pour les éditions La Musardine, qui est une grosse maison d’édition spécialisée dans l’érotisme. J’ai été sélectionné. J’ai aussi été sélectionné pour un deuxième et un troisième appel à textes. Bon, il faut être sincère : on est sur des thématiques où il faut envoyer du cul. Néanmoins, il faut que ce soit quand même bien écrit. En ayant été sélectionné trois fois, je me suis dit : « on n’est plus dans le coup de chance ». Même si elle est truffée de scènes de cul, je sais écrire une histoire. Et je sais écrire du cul, ce qui peut toujours servir… [Rires] Ça m’a donné confiance en ma capacité à écrire. Du coup, j’ai répondu à l’appel à textes d’Hermine et La Plume. Il faut savoir que le co-créateur de cette revue, c’est un mec qui écrivait pour le site Reaphit. Ça fait longtemps qu’on est en contact, et il m’avait dit de ne pas hésiter à lui envoyer des propositions de textes. Alors je me suis replongé dans des textes qui étaient en gestation, j’en ai pris un, je leur ai envoyé, et ils ont adoré. Du coup, j’ai eu la chance d’être publié. C’est une petite pierre de plus à mon édifice littéraire embryonnaire. [Rires]
Du coup, quels sont tes auteurs préférés ?
William Vollman, Hubert Selby, Erskine Caldwell aussi. Je suis très littérature américaine. Bien évidemment Iceberg Slim, Bret Easton Ellis… Dès que c’est un peu trash et que ça parle des choses difficiles de la vie, ça me plaît bien. En littérature française, j’ai un amour inconditionnel pour Pennac.
Pour finir, tu as plusieurs phrases sur ta dent cassée… Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Oh, rien, je me suis pété une dent dans la cour de l’école quand j’étais en primaire. J’étais trop prêt du sol, la tête en avant… Et bim. C’est aussi con que ça. [Rires] Il n’y a pas de légende incroyable dessus, pas de bagarre. J’aurais peut-être dû en inventer une d’ailleurs… Mais depuis, je ne l’ai pas faite changer. Je ne pense pas que je le ferais. Déjà, parce que je ne suis pas fan des dentistes. Puis, c’est bizarre, mais j’ai peur que ça change mon identité.
Et puis ça enlèverait ton “sourire de smicard”…
Un sourire de smicard qui joue beaucoup dans ma street-créd’ quand même. [Rires]