Le rap dans les médias généralistes : enfin légitimé ? Ce qu’en disent les sciences sociales.

Méprisants, irrespectueux, ignorants… Les médias généralistes se voient souvent attribuer par le public comme par les médias spécialisés les pires adjectifs lorsqu’ils parlent de rap. Mais les choses n’ont-elles pas évolué en plus de 30 ans de relations conflictuelles ? On s’est tournés vers les sciences sociales pour répondre à cette question.

L’histoire des relations entre le rap et les médias généralistes, c’est l’histoire d’une bataille. Presque chaque fois que le rap fait la Une de médias à large audience, il est dénigré, associé à la violence ou la délinquance. Cette année, nous avons eu l’affaire Freeze Corleone, Le Parisien qui consacre une série de papiers à Aya Nakamura et ses fêtes, ou encore le traitement médiatique douteux du « #MeToo du rap ». On peut remonter bien avant, comme aux attaques de Nagui contre le rap dans Taratata en 1995. Mais le traitement du rap n’a-t-il  pas évolué ces dernières années avec les succès commerciaux que l’on connaît ? Le rap ne s’est-il pas normalisé dans les médias?

Des données précises à ce sujet sont disponibles dans la revue scientifique consacrée aux musiques populaires Volume !. Dans un de ses numéros intitulé Le monde ou rien, deux articles traitent de cet enjeu. Le premier, rédigé par Marion Dalibert, chercheuse en sciences de l’information et de la communication, étudie la manière dont les médias hiérarchisent « le « bon » et le « mauvais » rap ». Le second, une note de recherche méthodologique basée sur une recherche encore en cours, rédigée par les sociologues Karim Hammou et Marie Sonnette, étudie les processus d’(il)légitimation des musiques hip-hop en France.

Si une idée commune ressort de ces deux articles, c’est qu’il y a eu un vrai tournant quantitatif dans le traitement médiatique du rap au milieu des années 2010. En des termes plus simples, depuis (à peu près)  2015, les médias parlent beaucoup plus de rap. Il faut dire que c’est à ce moment-là que le genre a gagné encore en notoriété, avec des nouvelles têtes comme Jul, SCH, PNL, Gradur ou Niska. Pour Karim Hammou et Marie Sonnette, il y a là une évolution remarquable : en 2012, il existait encore un contraste entre le succès commercial et culturel du rap, et sa marginalité médiatique.

Le tournant du milieu des années 2010 se voit sur différents médias, selon les deux chercheurs. A la radio : France Inter, dans l’émission culturelle d’Augustin Trapenard, invite de plus en plus de rappeurs depuis 2014, et assume un appétit pour les musiques urbaines, à travers la voix de sa directrice, Laurence Bloch. A la télé : le rap est de plus en plus présent dans l’émission Taratata depuis 2013 : entre 7 et 13% des performances (on est d’accord, c’est toujours peu ; sacré Nagui).  Aux Victoires de la Musique enfin : en 2019, 45% des nommés faisaient de la musique classée « urbaine ».

Marion Dalibert fait le même constat pour la presse écrite « de référence » (Libération,  Le Monde, Le Figaro, Télérama), se penchant sur une dynamique plus large (la progression de 2000 à 2018), à partir d’une base de 757 articles recensés sur cette période. En 2000, les quatre journaux publient 15 articles sur le rap ; en 2018, ils en publient 75. Marion Dalibert note également un tournant au milieu des années 2010 : le rap est de moins en moins associé à des problèmes socio-politiques (la crise  des banlieues, la violence…). En 2010, 37% des articles le traitent sous cet angle ; à partir de 2016, ils ne sont plus que 2 à 6%. Faut-il en conclure que depuis le milieu des années 2010 le traitement médiatique du rap s’est enfin normalisé ?

Un traitement encore discriminant

En réalité, Marion Dalibert tout comme Marie Sonnette et Karim Hammou invitent à nuancer cette légitimation du rap par les médias généralistes. Car derrière le fait que les rappeurs et les rappeuses sont de plus en plus visibles dans la presse, à la radio et à la télévision, des discours « disqualifiant » se maintiennent, de façon plus ou moins dissimulée.

Pour commencer, comme l’a relevé Marion Dalibert, Le Figaro – deuxième quotidien payant le plus lu en France après Le Monde – ne médiatise encore que faiblement les artistes rap à la fin des années 2010. Pour ce qui est des médias marqués plus « à gauche » (Libération, Télérama, France Inter), ils semblent continuer à valoriser certains artistes aux dépens du genre rap dans son ensemble, même si cette tendance est moins caricaturale aujourd’hui qu’à l’époque où seuls AKH, Oxmo ou Abd al Malik avaient droit à des portraits élogieux.

Couverture de Télérama sur Abd Al Malik en 2015

L’appartenance de classe et de race des rappeurs et des rappeuses n’est plus soulignée en toutes lettres par les médias généralistes mais, comme le note M. Dalibert, la distinction s’est déplacée vers l’origine géographique : la chercheuse oppose ainsi le traitement de Lomepal, associé dans les articles à Paris centre, et des artistes français non-blancs, présentés comme venant « de banlieue ». Pour être médiatisés, ces derniers doivent aujourd’hui encore posséder certains codes de la « masculinité blanche et bourgeoise » (par exemple des références littéraires légitimes ; Marion Dalibert cite Fianso et sa passion pour Descartes, applaudie par de nombreux médias « de référence »).

Vidéo de France Culture en 2018.

Par ailleurs, les articles sur lesquels on s’est appuyé le montrent, les journaux, radios et télés généralistes restent friands des scandales et des controverses impliquant des artistes rap. M. Dalibert évoque pour 2018 la bagarre Booba/Kaaris et la programmation de Médine au Bataclan, affaires qui impulsent la parution de 37 articles sur les trois rappeurs pour cette seule année. K. Hammou et M. Sonnette ajoutent le concert de Black M à Verdun à la liste des polémiques qui attestent d’une « pénalisation politique » persistante vis-à-vis du rap français. Même si le phénomène est plus occasionnel, le rap reste associé à la violence, comme l’illustre un article de Libération de septembre 2020, consacré à l’utilisation d’armes dans un clip de rap à Grenoble.

Capture d’écran de BFM le jeudi 2 août 2018, après la bagarre entre Booba et Kaaris

La catégorie « musiques urbaines », popularisée par les Victoires de la musique, est présentée par K. Hammou et M. Sonnette comme un moyen d’évacuer le mot rap et les stigmates qui pèsent dessus tout en valorisant un genre « urbain » présenté comme de plus en plus ouvert. Ce « progressisme » est notamment associé dans les médias généralistes à la place plus large faite aux femmes dans le rap à la fin de la décennie 2010. Or, comme le pointe Marion Dalibert, ce discours sur l’ouverture aux femmes du milieu rap s’accompagne d’une « faible visibilité médiatique octroyées aux rappeuses » dans la presse de référence. En d’autres termes, les médias mainstream distribuent les bons points quand des initiatives progressistes émergent dans le rap français, mais n’apportent que très partiellement leur pierre à l’édifice.

Les travaux de M. Dalibert, K. Hammou et M. Sonnette montrent que la reconnaissance du rap par les médias généralistes est contrastée. Ces derniers parlent plus, voire beaucoup plus du rap à la fin des années 2010 que dix ans en arrière. Si le discours s’est transformé – on évoque plus la valeur artistique et moins les problèmes sociaux associés au rap – les journaux, radios, cérémonies mainstream continuent de laisser dans l’ombre des catégories d’artistes. Parmi elles on trouve, on l’a dit, les rappeuses, mais aussi les artistes pratiquant un rap de rue (13 BLOCK, Zikxo, Da Uzi…) jugé pour le coup trop viriliste. Au regard de ces limites, la vitalité et la diversité des médias rap reste essentielle en vue d’une reconnaissance de cette musique dans sa totalité.

Théo et Guillaume E.

(c) photo de haut de page : Brisse Bossavie (Twitter)

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