Battle rap : bien plus que du divertissement !

Le battle rap en France est en pleine ébullition ! Après les mythiques Dégaine ton Style aux Ulis il y a maintenant vingt ans, les joutes verbales du Batofar au milieu des années 2000, l’avènement du Rap Contenders – première ligue de battle a cappella du pays, qui fêtera bientôt ses dix ans lors d’un événement commémoratif – et la naissance du Roar cette année, c’est tout un mouvement, qu’on a hélas trop souvent considéré comme un rameau négligeable du saule cogneur qu’est le rap français, qui bouillonne de partis pris, d’émulations passionnantes, se diversifie, mue, s’affranchit, et regorge de propositions artistiques variées et intéressantes dont on aimerait parler !

Les amateurs de battle rap se font souvent railler comme étant des consommateurs de blagounettes. Les battle mc’s seraient quant à eux des amuseurs de prépubères, des rappeurs du dimanche venus chercher leur quart d’heure de célébrité numérique pour envoyer des faisceaux de lumière dans le néant de leur carrière musicale. Certes, on pourrait avancer que le Rap Contenders et les membres de l’Entourage se sont entre nourris, et que la réussite des Nekfeu, des Guizmo, des Dinos ou autre Jazzy Bazz certifie la qualité et le sérieux de cette discipline, mais alors, on nous rétorquerait que depuis cet âge d’or dans les prémisses du mouvement, les têtes ne sortent plus, que ceux qui ont fait leur preuve au RC, comme l’illustre Wojtek, ou les pourtant bons rappeurs Louvar, Hermano et BGL, ne connaissent pas la même carrière que leurs prédécesseurs, et qu’en conséquence, la mode serait passée.

Prendre le battle rap comme un sous-fifre du rap français serait une erreur. S’il en est effectivement une niche, cela ne l’empêche pas d’être une discipline à part entière, avec ses codes, son histoire, ses héros, son chemin. Considérer le battle rap comme un simple marche-pied vers des hauteurs plus « respectables », ce serait le mépriser.

« J’m’efforce de faire du battle un art, c’est comme ça qu’on devient star » Lamanif vs Freddy Gruesum à la PunchStation 2.

Ce qu’il manquait au battle rap français, pour véritablement montrer qu’il tient solide sur ses propres jambes comme son homologue outre-Atlantique, bien plus professionnalisé, et afin de partager l’étendue de sa richesse et de sa singularité, c’était des ramifications. Ces ramifications, elles ont d’abord poussé au tronc du Rap Contenders. Ce fut en premier la création de ligues mineures, plateformes d’accession à la grande scène tel que le RC Espoir, le RC Sud, le RC Est, puis des ligues cousines, au Luxembourg et en Belgique, par exemple. Le RC des Dony-S, Badsam et Stunner étant lui-même un cousin du WordUp, la ligue québécoise admirablement tenue par Filigrann, et dont le forum du même nom a longtemps été le point de ralliement des passionnés de la discipline qui débattaient avec autant de vigueur que les mc’s sur scène.

Et puis, depuis un an, le mouvement a pris un coup de nitroglycérine ! Le TakeOver, basé à Lyon et organisé par Gary Lee, déjà pas avare de coup de pouce grâce à ses multiples best of sur Youtube, puis Ta Mère la Mieux, à Bordeaux, se sont installés. Ta Mère la Mieux est la première ligue de battle de compliments dans la francophonie. Maras, le fondateur aux multi-casquettes de rappeur-slameur-poète-improvisateur, en tire les ficelles, et avec elles le sourire de vos daronnes les plus farouches aux collisions verbales. Les codes se démocratisent, et d’autres profils, comme des avocats ou des slameurs, viennent frotter leur plumes à celles des historiques de la discipline.

Mais surtout, avec les effets du confinement, des chaînes YouTube ont fait fleurir les ramifications et apporté la pédagogie et les commentateurs qui manquaient à la discipline. Maadou, combattant pour le titre au RC, fut le premier et le plus important. Avec ses vidéos réactions où le bonhomme revient sur les battles, donne son avis, crée le débat, partage son expérience de battle mc, c’est un grand coup de massue dans le quatrième mur entre les artistes et le public qu’il fit retentir. Il fut suivi par Parka One. Puis, le trublion de Zap Contenders vint apporter la dérision dont ce milieu ne manque jamais, et des chaînes davantage spécialisées dans l’analyse de battle, comme Meme Contenders, amenèrent encore de l’excellent contenu.

Le lexique du battle Rap FEAT Lamanif

Parmi ces ramifications, c’est la chaîne de Maadou, MaadouLive, qui à mon sens, nous a poussé vers le renouveau rafraîchissant que nous avons la chance d’observer aujourd’hui. Dès le deuxième épisode, par exemple, il était question de faire un lexique du battle rap (vidéo ci-dessus) . Pour cette vidéo, l’homme qui n’a jamais vu Harry Potter était accompagné d’un autre battle mc, considéré comme l’un des meilleurs pour sa créativité et son sens de la formule : Lamanif. Les deux collègues revendiquaient l’utilisation d’un vocabulaire spécifique, des terminologies plus précises, afin de singulariser le battle rap comme discipline à part entière.

On croisait la route des RAIDS, ces Rimes Absurdes Idiotes et Dépourvues de Sens, mais toujours bien pensées, basant leur drôlerie sur le rapprochement de termes ou d’idées qui n’ont à première vue rien à faire ensemble, si ce n’est qu’elles s’emboîtent parfaitement rythmiquement. Il est, avec Lamanif, par exemple, question de se faire enculer « avec tous les zizis noirs de l’Illinois », aussi a-t-il la gentillesse de nous présenter les circonstance de cette copulation en faisant appel à notre âme d’enfant : « ce s’ra comme une queuleuleu, mais que de deux ! ». Vous n’aurez pas manqué de remarquer que ce type de rime est particulièrement utilisé par Alkpote.

Si les initiés connaissaient déjà la différence entre un choke et un stumble, avaient soif d’entendre de bons delivery et d’exploser sur des haymaker, le fait de mettre les choses à plat en disait déjà long sur la volonté de transmettre une meilleur éducation au public. Car aussi vrai que plus notre langue est riche et plus nous savons exprimer les subtilités de nos pensées, plus notre connaissance des éléments de langage du battle rap sera riche, plus nous serons capables de savourer les nuances de goût, d’apprécier à leur juste valeur les qualités d’un artiste et mesurer toute la finesse d’un couplet de battle. L’un préférera le real talk d’un 2Taf, qui cherche à déstabiliser ses adversaires en les mettant face à leurs contradictions morales, à l’inverse d’autres que ce côté moralisateur ne fait pas sourciller, et qui lui préféreront la nonchalance d’un Aparzite.

D’autres seront friands des utilisations de champs lexicaux similaires (les pattern) d’un Parano, les jeux de mots piquants d’un Hermano, où la grande capacité à déconstruire méthodiquement son adversaire d’un Saminem, véritable anti-héros à la trombine de Tom Sawyer, quand il n’a pas cette fâcheuse tendance à oublier ses charges de TNT dans les recoins de son cerveau agoraphobe. Un autre raffolera de la folie géniale et bordélique d’un Freddy Gruesum. Vous l’avez compris, la discipline est suffisamment riche, et surtout ancienne, pour qu’il y ait autant de variations possibles qu’il y a de battle mc’s. Aucun d’entre eux ne s’enfermant dans un style prédéfini, et chacun voulant se démarquer de ce qui a déjà été fait, plus le temps avance, plus les possibilités grandissent et le niveau augmente. L’exigence venant avec l’éducation du goût, les commentateurs multiples qui ont montré le bout de leur nez cette année ont donc grandement poussé le mouvement vers le haut !

Parmi tous les débats qui animent le battle rap, il y en a un qui bout depuis des années et fait trembler le couvercle de la cocotte-minute, c’est la sempiternelle opposition entre les barz et les jokes. Je me risque une seconde aux définitions. Les barz, ce sont des traits d’esprit : les rimes ont des tiroirs secrets qui renferment des jeux de mot, des double-sens, où des références. Les jokes, on vous la fait pas, ce sont des blagues. Les partisans des barz préfèrent la subtilité, le travail qu’il y a derrière les mots que l’artiste triture, retourne, remodèle, tandis que les défenseurs des jokes louent chez elles une créativité non scolaire, plus joyeuse, et leurs effets plus immédiats sur le public. On n’est pas là pour refaire le débat, l’important étant que les partis pris tranchés pour l’une ou l’autre alimentent des écoles de pensée qui tour à tour se tournent le dos, se draguouillent, s’aiment et se repoussent, et qu’à partir de cette opposition basique et manichéenne, de nouvelles ligues naissent, s’émancipent, et apportent un regard nouveau sur le battle rap. C’est le cas du Roar.

«Tu n’es pas un artiste si tu fais ce que les fans attendent » Lamanif vs Freddy Gruesum, toujours à la PunchStation 2.

Le Roar est le petit dernier dans le battle rap francophone. On le présente déjà comme le successeur des Rap Contenders, un temple des barz où l’on met en avant l’écriture avant tout autre chose. Il faut dire que le Roar a le mérite de ne pas se présenter comme une subdivision du Rap Contenders, grande chapelle du mouvement, mais bien comme un authentique concurrent. On doit au Roar la première édition de battle diffusée en live ainsi que la première application dédiée au battle rap. Lamanif, Maadou, et Cheef, créateurs du Roar, sont trois grosses têtes des RC qui s’en écartent progressivement à mesure que leur bébé grandit et fracasse son berceau, à l’image du Gargantua de Rabelais.

Quelles sont les raisons de cet affranchissement ? D’abord, il y a la question du public. Celui du RC est réputé plus mainstream, il vient pour se divertir. Les fondateurs du Roar construisent avec l’idée de s’affranchir de la tyrannie des réactions du public. C’est un débat éternel. Rilke, le poète, n’aurait pas dénié le Roar, puisqu’il conseille précisément à son élève, pour améliorer son art, de justement ne pas « regarder vers le dehors », il lui dit plutôt « C’est à vous-même, à ce que vous sentez, qu’il faut toujours donner raison » (Lettres à un jeune poète). Évidemment, devant cet ogre à mille têtes qu’est le public, le battle mc est tenté de rendre son art plus accessible, de séduire le nombre pour ne pas se faire manger tout cru. De nombreux styles de phrases, d’attaques, d’angles, reviennent alors incessamment – références aux séries les plus populaires, blagues génériques, ta mère, ta sœur, Paris, Marseille… – on active des leviers faciles pour faire lever la foule, et l’on s’empêche de proposer ce qui pourrait accoucher d’un bide, comme une référence trop pointue, où un flow trop complexe.

Cheef en est le meilleur exemple, car s’il est unanimement salué pour sa technicité et la subtilité de ses angles d’attaque en vidéo, les lives ont parfois été plus difficiles. On a pu lui reprocher ses lyrics alambiqués, comme ce fut le cas lors de son battle contre Jeune Chilly Chill « ça a beau être moi l’étranger, pourtant c’est toi qu’est dur à suivre !». Selon l’heure du passage du mc dans la soirée, le public est aussi plus où moins enclin à faire l’effort de la compréhension. Il n’est donc pas étonnant de voir Cheef, qui n’a pour autant jamais travesti sa formule, être l’un des fondateurs du Roar. Pouvant écrire sans la pression des réactions, pour lui-même et dans l’espoir de toucher les plus sensibles à son art – le Roar étant organisé en cypher et ayant comme seul « public » d’autres battle mc – il doit nécessairement prendre plus de plaisir et s’autoriser tout ce qu’il lui plaît. On peut dès lors imaginer que certains artistes respectés par la disciplines mais n’ayant n’ont pas connu un grand succès au Rap Contenders, voir même n’y ayant jamais été convié, viennent s’épanouir au Roar, comme ce fut le cas pour Nem, comme ce sera le cas pour Nelson Barros.

Les fondateurs du Roar veulent éviter les concessions. En s’émancipant non pas du public, mais de la tyrannie des réactions du public, auxquelles sont annexées les décisions des juges, les fondateurs du Roar prétendent à une plus grande liberté, à une plus grande pureté dans leur manière de conduire leur art. Cette radicalité est porteuse d’une belle réflexion sur le battle rap : les battle mc’s sont des artistes, et non pas des instruments à faire réagir la foule. Les réactions reviendront avec l’éducation du public. C’est pour ça qu’il n’y a pas de juges, au Roar, ni de titres, ni de classements, ni de points, ni même de présentation des battles. Le vif du sujet. Cette concentration sur le matériel artistique, l’écriture en tête de liste (les battles y sont sous-titrés), se ressent également dans la manière de filmer : en plan séquence pour donner une continuité à la performance de l’artiste qu’un montage trop haché aurait tendance à fragmenter, et ainsi à ne pas être appréciée comme une œuvre d’ensemble.

Cette focalisation sur le produit de l’artisan rappeur s’accompagne, dans l’idéal, d’une diminution des artifices, comme les antics. Un antic est un élément de mise en scène ajouté à la performance, comme demander à l’ingé de couper les lumières, ramener un jeu de cartes pour appuyer son pattern, faire intervenir sa mère, un nain dans une boîte, son contrôleur fiscal, son proctologue, vers l’infini et au delà ! Globalement, la mise en scène est toujours importante, mais tout ce qui glisse vers l’excès de théâtralité, le stand-up, est à prendre avec des pincettes. Artik proclamait justement, en clôture de son premier battle sur la grande scène des RC vouloir « ramener le rap, au Rap Contenders », un mantra qui fut grandement applaudi et sur lequel les prochaines éditions du RC souhaitent se baser afin d’épurer leur recette et de briser la nuque à cette idée erronée, bien que répandue, que les battle mc’s seraient de piètres rappeurs.

Si le Roar s’émancipe du Rap Contenders, c’est une chance pour le mouvement. Tout comme le rap a gagné à se diversifier pour montrer toute l’étendue de sa production artistique, d’élargir son spectre, de multiplier les couleurs dans sa palette, le battle rap doit chérir les initiatives enfantées par des points de vue radicaux. Les débats font rage, on se découvre plus romantique qu’on ne pensait l’être, on défend son avis toute griffes dehors, les uns crient, les autres rugissent, et c’est toute la discipline qui en sort grandie. Dans quelle autre discipline peut-on encore s’écharper sur les mots, la construction des rimes et des structures de textes ? Les événements se multiplient, et plutôt que de se livrer des querelles enfantines, les divers étendards se répondent, permettent à chacun de se surpasser, et c’est le public qui profite de cette émulation depuis un an.

Les battle face caméra, par exemple, ont eu un grand succès pendant le confinement, de nouvelles têtes ont émergé, comme MC Rotka, Dam’s, Crapaud, issus du Live Contenders de l’incontournable Maadou. Le Roar a permis, sous ses allures élitistes, un plus grand mélange des genres en faisant revenir des battle mc comme l’excellent Esope, bientôt Yvan, et d’autres, et en faisant s’affronter des noms ronflants et des rookies du milieu. Notre manière de consommer le battle rap évolue à mesure que les structures se forment. Le RC lance à son tour son propre livestream le 15 mai, tandis que la deuxième édition du Roar est prévue pour le premier du même mois. Alors, que vous soyez êtes néophytes dans ce vastes univers, où que vous soyez là depuis le début, comme PH, n’hésitez pas !

ROAR#001 : Rotka vs Esope

Crédit photo : Pierre Berto Photographe

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2 comments

  1. Oué oué oué… un super article.
    Je cherchais des infos sur ce nouveau ROAR (qui produit ça ?)… j’ai été plus que servi !

  2. Vraiment un super article

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