Devenu un fantôme dans le rap français, l’ancien Joke continuerait de hanter celui-ci de par son influence. Sept ans après son dernier véritable album, qu’en est-il ?
Par Robin & Curtis
On est en 2012. Un jeune garçon nonchalant annonce être venu « mettre MTP sur la carte ». Flow désinvolte, punchlines arrogantes et instrumentale entêtante, Joke débarque pour se faire un nom. Avec l’EP Kyoto, dont est issu le titre MTP Anthem, le MCd’origine togolaise se proclame avant-gardiste. Un vent de fraicheur venu tout droit de la ville du Sud. Joke a largement joué de la carte « provinciale » (« Vincennes c’est pas la porte à côté ») pour se présenter comme différent. C’est sur ce décentrement à la fois géographique et artistique qu’il s’est bâti une image de garçon à part dans le rap français.
La suite, on la connait. Une montée en puissance qui culminera avec l’immense attente suscitée par son 1er album Ateyaba, dont le climax restera une release party qui dérape. Un 1er album, donc, parsemé de quelques éclairs mais globalement inégal. S’en suivront des singles ça et là, un album annoncé maintes fois et jamais sorti, un changement de blaze, des tweets, des come backs et de nouvelles disparitions, et ainsi de suite. La prétention artistique est restée, cette fois non pas pour justifier le succès mais expliquer les fiascos, et la référence à Montpellier a tout simplement disparu.
Cette image d’un Joke original, précurseur, quasiment créateur de tendances persiste toujours. Une image entretenue par le principal intéressé, lequel ressasse à longueurs de tweets burlesques sa prétendue « paternité » du « jeu » actuel. Une image renforcée par sa fanbase, laquelle le considère encore aujourd’hui comme l’un des rappeurs français les plus influents.

Il est loin le temps où Joke, autrement dit Ateyaba, a influencé le rap français. Depuis son dernier album Ateyaba – sorti en 2014, avant l’ère du streaming – beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Revenu à Noël avec un EP Space Pack, le rappeur héraultais a paru à bout de souffle, peut-être sans idée. Comme si l’artiste n’arrivait plus à se renouveler. On a cette impression qu’Ateyaba court sans arrêt derrière son passé et l’image qu’il véhiculait auparavant.
Je suis l’idole de ton idole, je suis l’idole de mon idole (Delorean Music)
Son arrivée dans le rap était fracassante. La question mérite donc d’être posée : Ateyaba a-t-il réellement influencé d’une quelconque manière les rappeurs français ?
Une influence contestable ?
Un rap nonchalant, rempli d’attitudes, un peu street mais pas trop, Ateyaba a façonné son rap autour de son image et de son supposé avant-gardisme. Probablement influencé par la vibe qu’Asap Rocky a insufflée avec le mélange de mode, de rap et d’attitudes. A son arrivée, Joke avait réussi à retourner toutes les conceptions du rap des jeunes qui en écoutaient déjà.
C’est notamment l’un des premiers à avoir travaillé avec des producteurs comme Ikaz Boi et Myth Syzer. Les sujets qu’ils abordent étaient très classiques (femmes, argent, lifestyle), peu avant-gardistes au final. Il a réussi à faire une synthèse de plusieurs styles : avec un pied dans le rap alternatif et un autre dans le rap électronique. Joke est probablement l’un des seuls à l’époque, avec Kaaris, à avoir aussi bien ramené l’influence du rap américain dans le rap français.
Au cours des dernières années, il a souvent rappelé qu’il avait influencé une grande partie des artistes qui composent le milieu urbain français. Les premiers noms qui nous viennent à l’esprit quand on réfléchit à cette question sont les suivants : Josman, Oboy, Laylow, Hamza ou encore Take a Mic. Hasard des choses, la nouvelle génération ne le cite pas forcément comme influence. Ateyaba ne semble pas enclin non plus à partager son savoir-faire et ainsi intégrer ses descendants à son univers et plus globalement à sa production musicale.
En vérité, quand on regarde les artistes associés à l’influence de Joke, la plupart ont connu le succès avec un style très différent. Si Oboy a beaucoup été comparé au rappeur héraultais au début de sa carrière par les amateurs de cloud rap, il s’est très rapidement différencié en alternant les styles et ses flows. Surtout, Oboy a connu le succès avec des sons dansants. Le rappeur du 94 possède de nombreuses flèches dans son carquois.
La seule ressemblance qui persiste avec Ateyaba est son attitude nonchalante. Malgré tout, Oboy avait affirmé en 2018, auprès de Booska-p, se sentir proche musicalement d’Ateyaba : « C’est un mec que j’écoutais quand il était encore vraiment présent. Joke a une façon un peu nonchalante de rapper, et je pense que comme je suis arrivé peu après sa vibe, ça peut être comparable ». Quant à Laylow, il est impossible d’affirmer qu’il ait utilisé Ateyaba comme exemple pour créer l’univers qu’il diffuse aujourd’hui.

Enfin, un des arguments les plus ridicules avancés pour démontrer l’originalité de Joke serait son « style ». Par style, les partisans de Joke avancent autant son avant-gardisme vestimentaire que son « amour du Japon ». Le premier point renvoie à l’empilement compulsif par Joke de marques de fringues pour jeunes bourgeois dépravés, tel que Bape, Suprême ou Palace. Si influence de Joke il y a dans ce domaine, elle n’a rien à voir avec la musique et a participé au mouvement de gentrification de la culture rap. Quand au second point, l’amour du Japon est si partagé par 90% des rappeurs (de Kekra à PNL en passant par Nekfeu), qu’on se demande bien où se trouve l’originalité.
Je porte que des white tees, j’m’en bats les couilles d’aller chez Colette (Triumph)
Au final, l’influence la plus palpable de Joke demeure probablement dans ses choix de productions. Très tôt, on l’a dit, il s’est mis à travailler avec des producteurs qui deviendront des pointures (Syzer, Ikaz Boi, Richie Beats). D’autres part, il a entrepris de poser sur des types d’instrus très diverses, des prods électroniques à des samples de Gainsbourg. Ce pas de côté dans le choix des instrus, on a pu le retrouvé chez d’autres rappeurs, à l’instar de Tortoz et ses ambiances latino.
Le tournant trap de Joke
La surenchère dans l’originalité de Joke camoufle un élément important dans sa carrière. Après les succès critiques de Kyoto et Tokyo, le montpelliérain n’a sorti à ce jour qu’un seul album, Ateyaba. Ce qui frappe à l’écoute de cet album, c’est le virage effectué par Joke. A ce moment-là, la trap emporte tout sur son passage et devient une tendance quasi inamovible. Aussi original soit-il, Joke n’y échappe pas, loin de là. La ligne de son album s’oriente en ce sens, notamment dans le choix des featurings, de Dosseh à Pusha T.
J’aime même pas les gens qui m’aiment, tu crois que je pense quoi des rageux ? (2014 à l’infini)
Au final, Ateyaba sera un album dont l’homogénéité fait défaut, scindé entre des morceaux dans la lignée de Tokyo (Vénus, Jen Selter, Menace) et des titres trap oubliables. La direction artistique laisse songeur, à l’image de sa promotion douteuse. Car nous sommes en 2014, et Joke est loin d’être fini. Sur, le court 5 titres Delorean Music sorti 1 an plus tard, le MC semble même au sommet de son art. Démonstration technique, facilité d’égotrip déconcertante, prods magistrales, tout y est.
La conjoncture idéale pour être original
Alors le mystère Joke reste entier. Comment se fait-il qu’un garçon si talentueux soit si inconsistant ? On aurait pu se dire que le format album, trop ambitieux, trop contraignant, n’était pas fait pour lui. Tel un autre talentueux garçon de MTP, Younès Belhanda, Joke n’est peut-être qu’une étoile filante, brillant par intermittence. Nous serions alors condamnés à revoir avec nostalgie ses anciens clips, comme des compilations YouTube du meneur marocain.
La réponse se situe peut-être autant dans l’égo immense de Joke que dans la conjoncture qui le vit apparaitre. Joke est arrivé avant ce que certains ont appelé « le nouvel âge d’or du rap français », daté de 2015 et symbolisé par les succès de PNL, SCH et Nekfeu. Il y a eu dans ce nouvel âge d’or un renouveau artistique et une forme d’émancipation vis-à-vis de l’influence américaine. A l’arrivée de Joke, le rap français était gouverné par la trap et ébranlé par le tsunami Or Noir.
Rétrospectivement, il semble logique de se dire que Joke a pu constitué une alternative. Or, l’alternative en période d’homogénéité musicale constitue forcément une « originalité artistique », sans qu’elle le soit intrinsèquement. C’est le cas par exemple de 1995, dont le rap, bien que tranchant avec la trap dominante, n’avait rien de fondamentalement nouveau.
Aussi, le regard que nous portons sur Joke a sans doute été biaisé par cette conjoncture. Son album Ateyaba, soumis aux carcans habituels, achève de désacraliser cette image d’un MC hors-normes. Son écriture souvent brillante ne fut mise qu’au service d’un égotrip des plus communs. Par la suite, son incapacité a proposer une alternative en période d’ébullition artistique renforce le sentiment qu’il a pu bénéficier d’une période de vaches maigres pour son exposition.
Malheureusement pour lui (et pour nous), à force de croire aveuglément nager à contre-courant, l’auteur de Majeur en l’air a fini par boire la tasse. Dépassé en termes d’innovation, tout en étant persuadé d’en déborder, le MC ne résout cette contradiction qu’en repoussant sans cesse la sortie d’Ultra Violet. L’album était prêt à sortir mais c’est bel et bien le principal intéressé qui n’a pas voulu le dévoiler au grand public. « Et si je veux, je sors l’autre album dans 5 piges » scandait-il récemment sur Droptop, Espérons pour lui qu’il retrouve l’avance qu’il a toujours prétendu posséder.