Deux ans après Cauchemar, album des peurs et de la gamberge, le rappeur de Blois Wallace Cleaver fait son retour avec baiser, album sur l’amour, avec un grand A. Mais, c’est bien plus que cela...
baiser.
C’est ce simple titre, écrit sans majuscule, ni fioriture, que Wallace Cleaver a choisi pour son nouvel album.
Deux ans après Cauchemar (à écouter ICI), il est revenu avec un album légèrement plus court, mais au titre tout aussi bien trouvé. Si l’on se fie aux intitulés de ses disques, Cauchemar était le fruit de ses peurs profondes ; alors, baiser serait celui de la passion amoureuse.
D’ailleurs, même la DA du projet invite à cette lecture, jusqu’à la pochette.
Mais est-ce vraiment si simple ?
Un album d’amour ?
Wallace Cleaver semble avoir emprunté de nouveaux chemins: avec cette pochette, on sent une nouvelle direction en matière de visuels.
Après les photos le représentant adulte (Toute l’année c’est l’hiver, Cauchemar) ou petit (A la recherche du temps perdu), voilà qu’il laisse sa place à ce visage féminin en gros plan. Cette identité visuelle se décline d’ailleurs dans les pochettes des singles dans ma tête, est-ce que je l’aime et quelque peu pour déconnecté.
À moins que l’on ne se trompe magistralement, celle de dans ma tête est même très clairement une autre partie de la cover de baiser, ou une autre photo du même shooting, centrée différemment. Comme si l’album formait un tout, à partir de petits extraits, une mosaïque d’émotions recomposée en musique.
La pochette évoquera même peut-être à certains celle de GENNIFER (ICI), projet de Gen sorti plus tôt dans l’année.
En syntonie, baiser et GENNIFER sont deux albums « amoureux » avec en cover un visage féminin, en gros plan et pris dans une lumière blanche.
Ce qui change, en plus du contenu des projets, c’est le grain de la photo – plus proche de celui de l’argentique sur celle de Wallace Cleaver – et l’arrière-plan, inexistant sur baiser, alors qu’il figure une sorte d’explosion sur GENNIFER.

En somme, du titre à la pochette, tout laisse à penser qu’il faut d’abord prendre cet album comme une œuvre au sujet de l’Amour.
Et même la communication autour du projet invite à le lire d’abord ainsi.
Effectivement, il y a de l’amour dans ce disque. Voire, du chagrin d’amour. Difficile de dire d’ailleurs dans quelle temporalité on se situe, et si la peine est récente ou passée, liée à une rupture ou à des disputes. C’est ce flou temporel qui confère l’impression d’être dans les pensées du rappeur, plus que dans un narratif précis et établi. On nage dans ce disque en plein tourment mental.
À titre indicatif, on a toujours eu l’impression ici que Wallace Cleaver écrivait comme il pensait, au sens où ses lignes imitent généralement la circulation erratique et discontinue des pensées.
Si l’on se penche sur son écriture, cela se ressent jusque dans sa syntaxe. Volontairement ou non, Wallace Cleaver utilise souvent des groupes de mots n’ayant pas de liens directs entre eux, au lieu d’une narration claire et directe. Ce sont des images succinctes et précises, qui s’impriment et passent en nous comme viennent naturellement les pensées. Un exemple parmi d’autres : « Deux heures qu’elle m’parle, sur l’cœur : les impacts de balles » (Déconnecté).
Les images viennent immédiatement, sans connecteur ni lien logique. Et ce, parce qu’elles n’en ont pas besoin, et qu’elles sont efficaces par elles-mêmes, autonomes de toute contrainte de sens et de narration.
Lucarne, 96ème, trop d’vies qui s’éteignent et dis-moi c’qu’on fait maintenant qu’les beaux jours sont partis
çalavie, in baiser, 2023.
Et oui, ses pensées se dirigent bien à intervalle régulier vers l’amour qu’il porte à ses proches, au-delà même des relations amoureuses. Comme souvent chez Wallace Cleaver de sa mère, de son père et de ses proches. Tous portent la marque de son amour, et de sa douleur intime.
Mais si baiser est un album d’amour, c’est un drôle d’album amoureux.
Du point de vue des sonorités, ça ne colle pas exactement à l’idée que l’on s’en fait. Ou plutôt, l’artiste a pris plusieurs voies sonores bien distinctes pour en parler.
Comme à son habitude, le Blésois n’a pas fait un album monotone, au sens où il n’y aurait qu’une seule tonalité. Il a mêlé les morceaux violents qui sentent bon les restes de la drill et les terrains vagues traversés en motocross (çalavie, benelli828, xtrois,content) à ceux plus dansants (muercilago), frôlant parfois les sonorités hyperpop (déconnecté).
Et puis, comme si cela ne suffisait pas, il a ajouté tout un tas de morceaux expérimentaux, où il parle plus, qu’il ne rappe.
Dans ces spoken words particulièrement « impudique », il dévoile sur merci pour la douleur et de rien pour la douceur un texte crû et singulier, qui ne laisse pas indifférent. Libre à l’auditeur d’aimer ou non ces pistes.
Elles évoqueront peut-être chez vous les pistes introductives des albums d’XXXTentacion, elles aussi enregistrées et écrites comme des notes vocales personnelles, et laissées là, pour l’auditeur.
Définitivement impudiques, ces soliloques semblent réalisés au fil de la plume et de la pensée, dans une version plus policée de l’écriture automatique. À l’instar de cette dernière, cela permet parfois les fulgurances poétiques : « Merci pour la douleur, de rien pour la douceur / Parce qu’elle avait des yeux qui rendraient jaloux les dieux / et ça a fait pleurer le ciel maintenant », (de rien pour la douceur).
Mais c’est parfois très grinçant, voire dérangeant : « Et chez moi, les gens ils pleurent pas, ils disent : « C’est la poussière », si y a des écoulements, j’les crois pas/ Les gens ont l’air de s’aimer pourtant, j’les crois pas » (merci pour la douleur).
Cela a été dit bien mieux ailleurs, mais ce type de monologue enregistré est toujours à prendre comme des moments d’intériorité, d’effeuillage sentimental. C’est en apparence tellement simple, oral et instinctif comme manière de parler et d’écrire, que cela peut assurément déranger, surtout au milieu d’un album de rap. Mais c’est ce qui pousse cet album loin des canons du genre. Et c’est aussi ce qui nous fait dire qu’on est loin de l’album d’amour classique.
Un album triste ?
Ce qui marque en fait, c’est que baiser est surtout un album très triste. Cela tranche d’ailleurs avec le moment estival de sa sortie, comme si Wallace n’avait pas voulu se plier aux attendus des morceaux dansants faits pour se trémousser au bord de la piscine.
Bien sûr, il y a des rayons de soleil dans cet album. Ce sont par exemple déconnecté, dans ma tête, est-ce que je l’aime ? et surtout le superbe muercilago. Mais force est de le constater : tous ces morceaux sont teintés d’une réelle peine dans les paroles.
Quelques exemples pour en faire foi : « Je sais toujours pas aimer, mourir foudroyé y a pas plus beau » (déconnecté), « La tristesse j’la cultive pas, j’la cueille/ […] La tête haute même si j’meurs noyé / Des années qu’j’perds mes meilleures années » (dans ma tête).
« Peur de quoi ? J’ai vu les recoins d’ma tête et les murs avaient moisi »
muercilago, in baiser, 2023.
C’est presque impossible de synthétiser toutes les traces de cette mélancolie sur le disque, tant elle imprègne chaque ligne, chaque pensée.
Comme Booba, Wallace a « le démon des images » (Thomas A. Ravier, « Booba ou le démon des images », La Nouvelle revue française, n°567, 2003, pp.37-56), et les siennes suintent la douleur, le spleen, la froideur. Pas un élément qui n’échappe totalement à ce voile neurasthénique qu’il appose sur sa musique. C’est cela, le ciment de baiser : la tristesse et la violence de sa plume. Et rien n’incarne plus cela que le premier morceau, çalavie, où l’écriture et la production se marient dans un titre glaçant et sans pitié.
C’est pas chez moi ici, même dans l’métro j’caille
Bientôt j’die et tout c’sera passé comme prévu
Ils verront jamais le futur comme j’l’ai vu
Au début, j’ai cru qu’j’allais tout foirer comme d’hab’
Mais j’suis cramé, batterie est faible dans l’portable
Si on avait des ailes, on volerait au milieu d’la tornade, c’est normal
Les souvenirs ont fané, elle m’demandait comment j’allais, j’lui ai répondu qu’j’étais triste comme d’hab’, c’est normal
Le jour où j’aurai gagné, papy sera loin, ça y est
çalavie, in baiser, 2023.
C’est l’introduction, mais ça pourrait presque en être aussi la conclusion, tant ce morceau incarne tout ce que Wallace Cleaver fait de mieux. Images atypiques, énergie du désespoir, écriture moderne : tout y est.
C’est assurément un des morceaux les plus importants de sa discographie, introduisant un album qui l’est tout autant.
Si ce disque est signé Wallace Cleaver, il aurait aussi pu porter comme nom d’auteur Léo (le vrai prénom du rappeur), tant il donne l’impression d’être personnel. Plus encore que son aîné Cauchemar, baiser dit quasiment tout de ce qu’est Wallace Cleaver, en tant qu’artiste et peut-être aussi en tant qu’homme.
C’est quelqu’un qui a l’écriture acérée et imagée des premiers albums de Booba, la détermination du rap et l’envie d’expérimenter. C’est quelqu’un qui a grandi à la campagne, près des champs et d’une centrale nucléaire. Qui a connu les terrains de crosse et les ambiances rurales faites de boue et d’histoires de famille plus ou moins sordides.
Si c’est difficile de résumer un projet aussi – et peut-être trop – dense, on doit vous encourager à aller l’écouter. C’est riche, c’est intéressant.
C’est atypique.
C’est çalavie.