[Chronique] Ocho – À la recherche du temps perdu

Alors qu’Ocho vient de sortir son projet À la recherche du temps perdu, chronique d’un disque qui met à l’honneur le chopped and screwed...

« À la recherche du temps ralenti »

Voilà sans doute une expression idéale pour décrire le travail d’Ocho dans le chopped and screwed français. Pourtant, comme grand nombre d’albums sortis sous son nom, celui-ci n’est pas directement de lui. Il s’agit de la version retravaillée, modifiée, de l’album de Wallace Cleaver, A la recherche du temps perdu, sorti en 2021. Ce n’est évidemment pas la première fois qu’Ocho propose un travail de ce type. Au contraire, l’artiste est même connu pour cela : LM$, Projet Purrp Beam, Screwed Lauren 2 sont tous des albums de Freeze Corleone ou d’Alpha Wann revus par Ocho. Toujours présente, la « patte » Ocho est explicite : pochette transformée et saturée de violet, titre détourné pour évoquer l’univers du chopped and screwed et de la lean.

Coupons court à la critique, surannée, du « c’est juste le même album, en ralenti ». Si c’est ce qui apparait en premier dans les titres chopped and screwed, le travail sonore effectué est en pratique plus profond. La genèse de ce style est bien connue, et vient directement de DJ Screw, figure de la musique hip-hop de Houston des années 1990. Le gimmick est alors clair : Screw s’amuse, sur des dizaines – voire des centaines – de tapes, à ralentir des morceaux de rap. Le but est de conférer à la musique l’effet que procure la prise de lean, drogue maintenant bien connue de l’écosystème rap. Ajoutons à cela la chaleur de Houston, et on comprend la langueur parfois poisseuse que suggère cette musique. Pourtant, DJ Screw a montré, par la richesse de ses albums solos, que le chopped and screwed pouvait apporter des sonorités très larges, s’appliquant davantage à être une esthétique posée sur des musiques préexistantes.

« c’est pourav c juste ralenti frère »

Le chopped and screwed n’est pas, en somme, de la musique ralentie. C’est, notamment chez Ocho, un retravaille complexe des sonorités, ralentissant la voix de l’interprète, mais travaillant aussi le mix des différents instruments. Ocho, bien conscient de la tradition musicale dans laquelle il s’insère, s’est d’ailleurs amusé de nombreuses fois d’un commentaire d’un internaute qu’il avait reçu, « c’est pourav c juste ralenti frère ». L’artiste l’a érigé en description Spotify, mais s’est surtout payé le luxe d’en faire un morceau avec Freeze Corleone, et même… une version « ralentie ».

Ocho - CPouravCJusteRalenti (feat. Freeze Corleone 667)

Là où l’héritage de DJ Screw se traduit dans l’œuvre d’Ocho, c’est que ce dernier le prolonge dans une voie à la fois plus restreinte et plus radicale. Ocho travaille, bien souvent, des rappeurs déjà catégorisés « sombres », « drill » à la musique nébuleuse et cryptique – Freeze Corleone ou Osirus Jack par exemple. Là, le matériau sur lequel se penche le producteur français est déjà, pourrait-on dire, de la musique inspirée de la lean. Notamment, à nouveau, chez Freeze Corleone.

La question qui se pose, c’est donc de savoir ce que fait Ocho de l’album d’origine. Ici, la donne est différente d’avec les rappeurs cités précédemment : le projet de Wallace Cleaver n’est pas aussi sombre et uniforme que ne peut l’être le Projet Blue Beam par exemple. Et c’est là qu’Ocho montre que le screwed, c’est bien plus qu’un simple ralenti. C’est surtout une autre approche du titre original.

Bannière Spotify d’Ocho

Livrer une véritable autre œuvre, l’enjeu d’Ocho

Le premier titre d’A la recherche du temps ralenti, Demain, commence par exemple initialement avec un bruit de briquet, qui précède les premiers mots de l’album. Dans la version d’Ocho, l’allumage du briquet est lent, amenant calmement l’intensité du texte emplein de mélancholie : « jamais bonjour jamais merci / Y’a des monstres même sous ma vier-ci / J’me tuerai moi-même à 27 piges / Est-c’qu’un jour je verrai l’éclaircie ? ». Dans le même titre, on entend un bruit de train sur des rails, furtivement, avant les premiers gimmicks. À nouveau, la version d’Ocho souligne ce bruit et l’amplifie. Comme une manière d’attirer notre attention sur d’autres sonorités, sur d’autres couches sonores. C’est sans doute, la première conséquence notable de cette version c&s : en changeant la copie originale, elle intègre de l’altérité, elle change la manière de recevoir le morceau. Les versions de cet ordre accentuent de fait certains détails, en les révélant et les mettant en exergue.

Mettons également en avant le fait que ces reprises renforcent certains effets du disque originel. Sur 250yz, Wallace Cleaver use d’onomatopées, pour faire jouer leur parallèle sonore : « tu veux voir l’futur mon frère ? Il est là-là-là-là », « Ici c’est W, tu veux driller ? Va là-là-bas ». La version d’Ocho renforce ces sonorités, les rend presque hors-norme, tant elles sont lentes, étirées. Le résultat initial voulu par Wallace Cleaver est alors souligné, renforcé par la reprise. Et puis, ici, A la recherche du temps ralenti rajoute une patine mélancolique au projet originel. Non pas que l’album de Wallace Cleaver ne soit pas déjà teinté de ce type d’émotions. Demain, mais aussi Là-bas ou Briller sont autant d’exemples de morceaux développant déjà ces sentiments. Et tout aussi logiquement, la version livrée par Ocho n’en est que plus sépulcrale, comme à fleur de peau. C’est dû, entre autres, aux tonalités graves de la voix, mais aussi à sa déformation qui apparaît irréelle. C’est une modification vocale que l’on retrouve énormément dans les projets d’Ocho, et celui ici analysé ne fait pas exception. Et il est difficile de ne pas constater l’efficacité de ces techniques, notamment lorsque Wallace Cleaver raconte : « J’ai le seum d’un monde qui laisse pas les roses grandir dans les ronces / J’ai peur d’finir dans le pays des oubliés / J’sais plus si j’dois y croire, prier ou crier » (Là-bas).

Ce qu’Ocho montre, c’est que les effets sonores sur les voix ne sont pas que des fioritures, pas que de l’artifice.

Voilà aussi pourquoi il nous semblait intéressant de parler d’un projet de cet ordre. Ce qu’Ocho montre, c’est que les effets sonores sur les voix et les instruments ne sont pas que des fioritures. Pas que de l’artifice. Et si vous êtes un nerds des altérations sonores et vocales, ou même un simple curieux, c’est particulièrement intéressant. On peut également faire des ponts entre ce type de travail et ce que font parfois des rappeurs comme Laylow (Logiciel triste), PNL (Déconnecté, Blanka)ou même Butter Bullets (Air Mès & Hermax). Laylow a souvent utilisé les transformations sonores de sa voix pour générer ou accentuer la mélancolie, c’est bien connu. Pour PNL et Butter Bullets, les résultats et les objectifs de ces techniques sont très différents, c’est certain. Mais cela permet, en mettant en parallèle leur musique avec celle d’Ocho, de voir l’étendue des possibles qu’offre les modifications sonores des voix.

Prolongeons donc, allégrement, la réflexion dans ce sens. On vous conseille fortement d’écouter un autre morceau, assez loin en apparence d’Ocho : MC Kissinger, de Disiz. Dans l’introduction du morceau, le rappeur d’Evry utilise un extrait du morceau C’est beau la bourgeoisie de Discobitch. Puis il vient ralentir l’instrumental et en proposer une version ralentie et plus grave des paroles, et le morceau se lance. Il pose ensuite dessus, et propose donc une version très éloignée du morceau original. Un bon moyen de conclure donc sur cet album d’Ocho, en montrant qu’il n’est pas le seul à être, au sens littéral, à la recherche du temps ralenti.

Disiz La Peste - Mc Kissinger

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