Punchlines egotrip bien senties, flows et prods à la Westside Gunn, voix reconnaissable entre 1000 : Le futur, EP de six titres dévoilé par Benjamin Epps, nous a mis une bonne petite claque. On vous explique pourquoi.
Au mois de décembre dernier, lors de la sortie du clip de son morceau Kennedy en 2005, titre en référence au rappeur en vogue dans les années 2000 (rappelez-vous, c’est le mec qui rappait Le code la rue, clip visible ici), Benjamin Epps avait suscité quelques vives réactions, notamment sur Twitter. Est-ce que le prime de la carrière de Kennedy était l’année 2005 ? A-t-il déjà été au top ? Toujours est-il que le rappeur avait réussi à faire parler de lui, et à attirer notre attention. Deux mois après la sortie de Le Futur, son EP six titres nous est resté en tête, et tourne encore beaucoup sur nos plateformes d’écoute de musique en streaming. Pourquoi ? Qui est-il ? “Disons les termes”.
Le Gabon, La France et Westside Gunn
D’abord, commençons par une petite fiche Wikipédia improvisée, reconstituée à partir des maigres informations glanées ici ou là sur différents sites. De ce qu’on est à peu près sûrs, avant de s’appeler Benjamin Epps, le rappeur a eu plusieurs surnoms. Il a commencé avec MC Crook, puis Jazzy, et ensuite Kesstate, nom qu’il portait à l’époque où il habitait encore au Gabon, et sous lequel il a sorti O.E.T.L.B ( On Est Tous Les Best), un album de seize titres dévoilé en 2013. Puis en 2016, sous le nom de Benjamin Franklin, il sort une mixtape de neuf titres, Noir. Désormais (vraisemblablement) domicilié en France, il a aujourd’hui atteint sa troisième et sa meilleure évolution musicale (comme Freezer) : Benjamin Epps.
Entre ses débuts et aujourd’hui, il s’est donc cherché musicalement : d’abord plutôt boom-bap classique sur son premier album, puis trap sur sa mixtape, il est revenu au boom-bap. S’est-il pris Westside Gunn en pleine tronche entre temps, au point de vouloir dupliquer sa formule en français ? C’est ce que l’on peut conclure à l’écoute de cet EP. Il faut dire qu’entre le succès de Griselda Records outre-Atlantique (preuve que ce style de rap peut marcher commercialement), l’appétence du rappeur d’origine gabonaise pour les prods boom-bap (comme tous les membres du label américain), et la ressemblance troublante de sa voix aiguë et nasillarde avec celle de Westside Gunn, tout était réunie pour que l’auteur de Samba les couilles puise grandement son inspiration chez le rappeur US. Heureusement, il ne s’est pas contenté d’imiter ce style de rap : il se l’est approprié.
« Bonne nouvelle, le meilleur rappeur de France est noir / Mauvaise nouvelle, le meilleur rappeur de France c’est moi »
Benjamin Epps – Plié en 5
Car là où Westside Gunn, Conway the machine et leur cousin Benny the Butcher racontent dans leurs lyrics les pires atrocités qu’ils vivent à Buffalo, l’une des villes les plus violentes des USA, les textes de Benjamin Epps sont très différents : on y trouve pas mal de phases egotrip marquantes (“il faut respecter ses aînés, ou au moins ses pairs / j’suis venu baiser les deux, comme ça au moins c’est clair”), des références rapologiques (“Demande à Francis, il écoute 92i Veyron dans sa 206”), des attaques gratuites (“venu prendre les Alpha, les Nekfeu, les Sneazzy”), des clins d’oeil footballistiques (“jamais à côté du truc comme Habib Beye”) ou encore des allusions à une des dernières vidéos virales qui tournent sur les réseaux sociaux (le fameux “dis-le terme !” tirée d’une vidéo visible en cliquant ici montrant un homme qui s’énerve après que des insultes racistes aient été proférées). Bref, ça reste très rap français dans l’âme, et c’est ça qu’on aime. On notera également la phrase “la révolution ne sera pas télévisée”, en référence au célèbre morceau de Gil-Scott Heron, artiste américain qui faisait du spoken word dans les années 70, et qui est considéré comme un des pères fondateurs du rap. Un bon petit rappel qui prouve que Benjamin Epps n’est pas aussi jeune que ce que sa voix laisse entendre (il a aujourd’hui 25 ans), et que surtout, il a bien appris les leçons de son grand frère, qui lui a inculqué la culture Hip-Hop à travers des magazines qu’il lui ramenait de France (comme il vient de le confier sur son compte Instagram), ce qui lui a permis de découvrir La Cliqua, Time Bomb et Arsenik, ainsi que tout le rap de New-York (Biggie, Jay-Z, Nas…).
Côté prods, nous sommes donc totalement dans ce que fait l’équipe Griselda : des instrus aux rythmiques boom-bap à l’ancienne, remplies de samples de soul et de jazz, dans la plus pure tradition du rap des années 90. Sombre et énervé sur Kennedy en 2005 et Plié en 5 (nos deux morceaux préférés de l’EP), plus cool et lumineux sur les quatre autres (dont trois prods ont été faites par lui), avec notamment un air de saxophone du plus bel effet sur le dernier morceau Tard le soir, “le meilleur rappeur de France” (c’est lui qui le dit) y pose ses punchlines avec un flow à la fois technique et nonchalant, comme si tout était facile pour lui, façon Westside Gunn ou Joey Badass époque début 2010. Résultat, six titres d’un EP qui aurait pu avoir toute sa place s’il était sorti en 1996, entre Les cool sessions 2 de Jimmy Jay et Lentement et sûrement, l’EP de Fabe.
Retour au boom-bap ?
Paradoxalement, même si on connaît ces sonorités par coeur, elles apparaissent pourtant super rafraîchissantes. Pourquoi ? Parce qu’elles sortent des sentiers battus : à l’heure où la majorité des grosses sorties rap qui pullulent chaque vendredi remplit à peu de chose près le même cahier des charges (de la trap, un morceau drill parce que c’est la mode, une ou deux zumba pour passer en radio, et Maes, Heuss L’enfoiré et Niska en feat) et alors que les jeunes rappeurs underground, bousillés aux Playboi Carti et autres Gunna, choisissent de pratiquer un rap très chanté, parfois presque marmonné comme chez Lala &ce (au détriment du fond, et au point qu’on se demande si c’est encore du rap), sur des instrus aux sonorités digitales et aux rythmiques trap ou drill, Benjamin Epps se distingue de la masse, et apparaît comme très original, alors qu’il se contente de reprendre le style de rap dominant dans les années 1990, en l’adaptant à sa sauce. On avait déjà vu le rap revenir à ces sonorités boom-bap à l’aube des années 2010, notamment à travers 1995 et toute la clique de L’Entourage. Dix ans après, va-t-on assister au même phénomène ? En attendant d’avoir la réponse, et en espérant que dans ses prochains projets il arrive à parler un peu plus de lui, Benjamin Epps peut déjà clairement postuler au statut de rookie du rap de l’année 2021.