[Live report] Damlif à la Boule Noire

Comment décrire un concert que l’on a adoré ? Souvent, la réussite d’un concert est une explosion d’énergie, un concentré d’émotion et il est difficile d’en faire un compte-rendu objectif et technique. C’est un peu toute la question de cet article.

Cet article part d’un petit paradoxe, que l’on va tenter d’explorer ensemble. Il y a des concerts dont on a envie de parler plus que d’autres. Parce qu’on ressent, presque sans savoir pourquoi, qu’il s’y passe un truc. Le problème vient lorsque l’on essaie de dire quoi. Que s’est-il passé ? Qu’a-t-on vu, entendu, ressenti ? Parce que c’est à la fois sensoriel et immédiat, l’expérience du concert ne se couche que difficilement sur papier. En conséquence, ces mots, bien que peu nombreux, ont pris longtemps à maturer. Mais que voulez-vous, les choses sont ainsi faites.

Retranscrire ce que nos sens captent du monde est toujours un calvaire. Il n’y a qu’à voir ce qu’en disait le narrateur du Parfum pour l’odorat : « Ce n’est donc qu’un modus dicendi que de parler de cet univers [celui des parfums] comme d’un paysage, mais c’est une façon de parler adéquate, et la seule possible, car notre langage ne vaut rien pour décrire le monde des odeurs ». Notre langage ne vaut rien pour décrire le monde des odeurs. Pour l’ouïe et la vue, c’est à peine plus simple.

Parce que c’est d’abord ça, un concert. Tout y est engagé dans un emballement imprévu et insaisissable : corps, jambes, bras, ventre, tripes, tympans, cornée, rétine. Palpitations cardiaques, frissons, sueur, larmes parfois : tout y est. C’est une grande fête des corps, un concert réussi. Que l’on danse ou pas d’ailleurs. Que l’on soit immobile ou sautant frénétiquement dans la foule. Un concert, c’est une fête en l’honneur du corps et de l’art. C’est une célébration esthétique et corporelle.

Et c’est une noble démarche, que d’être l’organisateur de cette course des corps vers leur plaisir sensoriel. Or ce fut justement le rôle de Damlif lors de son concert le 4 mai 2023 à la Boule Noire.

affiche du concert du rappeur damlif à la boule noire le 4 mai 2023

Rentrer à la maison

On se sentait chez nous à ce concert, comme si tout était fait pour nous plaire. Certes, factuellement, tout était fait pour nous plaire. Un écran géant utilisé pour passer des vidéos expérimentales et bruitistes, une décoration réfléchie de la scène, un public adorable : que voulez-vous, on se laisse séduire assez rapidement. Comme si tout était une émanation de son dernier album (Maison à l’aide, dispo ICI), on se sentait à la Boule Noire comme à la maison.

Déjà, la première partie était tout ce qu’il y a de plus appréciable. On ne connaissait pas Vera Daisies, l’artiste qu’avait choisi Damlif pour ouvrir son premier concert. Mais si l’on se fie à ce qu’en disaient nos collègues de La vague parallèle, ce n’est pas la première fois qu’elle impressionne une salle par sa prestance et sa justesse. On évitera les catégorisations hâtives type « c’est entre le rock et la pop », et on dira simplement ce que l’on a ressenti. C’était doux, éthérée, très intime. En bonne idée scénique et musicale, on notera d’ailleurs l’usage d’un téléphone fixé au pied de micro pour reproduire l’effet lointain de la voix dans le combiné.

damlif - Carmageddon

Après une courte petite pause – qui fut l’occasion de se rendre compte de la sympathie globale du public, on est revenu dans les premiers rangs. Déjà, la scène s’était dotée d’une petite dizaine de lampes de chevet ou de salon. Comme un retour à la maison, pour paraphraser un titre de Damlif. Tout cela dégageait l’impression de rentrer dans un intérieur habité et ancien , le sien assurément. On en voit quelques traces dans les photos du post Instagram ci-dessous.

Dès que ça a commencé, on a su qu’on était au bon endroit. Damlif nous l’avait dit en interview à LREF : il a bossé sa mise en scène. Surtout, il nous avait donné des indices, consciemment ou non, sur ce qui allait se passer.

De toute façon, la vidéo ça a toujours été interconnectée avec ma musique, ça fait sens d’en profiter et de l’utiliser. En fait je faisais de la photo et de la vidéo ado, avant de faire de la musique. Y’avait rien de sérieux. Mais très vite, faire de la musique c’est devenu un prétexte pour faire de la vidéo, des clips etc. Au début, quand j’ai commencé la musique, je préférais encore la vidéo. Aujourd’hui, c’est l’inverse, mais j’aime toujours beaucoup faire de la vidéo.

Damlif, en interview pour LREF en 2023.

En toute logique donc, une boucle vidéo venait introduire le concert, et nous préparer à l’arrivée des musiciens sur scène. Damlif est entré sur Deux couleurs, puis a déroulé tout seul une set-list impeccable et complète. Au point de devoir dire, lors du rappel, qu’il avait « déjà tout joué ».

damlif - Deux couleurs (lyrics video)

Définitivement, il y a une vraie patte expérimentale ou bruitiste chez lui, et cela se ressent sur scène. Le téléphone de la première partie, les interludes en vidéos de mauvaise qualité, certaines sonorités… Tout rappelle cette patine que l’on ressent aussi à l’écoute de Rentrer à la maison ou de Marcelle (ICI). Moins étonnant mais tout aussi appréciable, on peut honnêtement rapprocher la voix sur scène du rappeur à celle du Lomepal des débuts, d’Ego et d’Avion malaisien (et c’est loin d’être un défaut).

Peut-être un peu stressé, Damlif tient la scène, en retenu, mais tout en douceur. Ici, comme prévu par l’artiste, pas de pogo, mais une pure expérience sensorielle.

En tant que spectateur, je n’aime pas les pogos. Et a priori, j’aime ma musique en tant qu’auditeur, donc j’essaie de faire des choses qui me plaisent, et qui, en théorie, plairont à des gens comme moi – des gens qui n’aiment pas forcément les pogos. Je veux faire en sorte que ceux qui écoutent ma musique et viennent à mes concerts ne soient pas coincés là-dedans

Damlif, en interview pour LREF en 2023.

Il n’a même pas hésité parfois à indiquer au public « là, je veux du calme » pour ressentir au mieux la musique, et éviter les cris et les mouvements inutiles. En somme, des sons, des couleurs, des mélodies. Des paroles aussi, qu’on a aimé entendre en live pour la première fois. Il y a celles qui défoulent et font sourire, comme sur le superbe Aluminium. Et puis il y a celles des introspections, quand la foule se plonge dans la mélancholie de Marcelle entre, Far, rouge à lèvres, Sous mon vocodeur

Ses musiciens sont aussi très bons, et permettent à Damlif de ré-orchestrer ou de modifier certains morceaux, pour notre plus grand bonheur. Le tout entrecoupé par quelques interludes vidéo afin de changer l’atmosphère et de permettre au public de s’investir dans l’ambiance proposée. Une belle réussite, à l’image du saxophoniste venu sur scène pour Rentrer à la maison. Une autre jolie idée.

httpv://www.youtube.com/watch?v=TcURMB\u002d\u002dei0

Alors oui, évidemment. Il y a quelques imperfections, quelques moments où on sent qu’on a la primauté de la découverte scénique. Mais loin d’être un défaut, c’est aussi ce que l’on aime dans le fait de voir un jeune artiste se produire pour la première fois (seul) : on voit les aspérités, on les ressent. C’est rugueux, matériel. On retombe sur nos premiers mots : c’est sensoriel. On peut sentir la surprise de Vera Daisies ou de Damlif lorsque la foule leur répond d’une seule voix. On voit le plaisir et la douceur dans leurs yeux et leurs gestes.

C’est aussi ce qui fait le charme, voire l’intérêt d’un concert de cet envergure. Il s’agit aussi de capturer ce qu’est un artiste sur scène à travers les aspérités, et non en les gommant. On aurait tord de penser que les concerts les plus intéressants sont ceux les plus millimétrés comme au Super Bowl, aux Grammy Awards ou au Stade de France. La musique est aussi – et surtout – faite pour être ressentie dans les ambiances intimes et les petites salles. C’est au plus près de l’artiste que l’on ressent ce qui l’anime.

En ce sens, la Boule Noire fut la maison idéale pour accueillir la musique de Damlif, ce jeudi 4 mai 2023. On les en remercie, et on espère revivre cela bientôt.

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Romain Maillot

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