[Billet d’humeur] Polémique Médine : autopsie d’une panique morale

Mois d’août dans le paysage médiatique français. La moitié du pays est écrasée par une chaleur totalement inédite et anormale, le massacre de centaines de migrant·es éthiopien·nes à la frontière de l’Arabie Saoudite arrive à nos oreilles, la répression judiciaire des récentes émeutes dépasse la barre des 1000 condamnations. Mais, chez Le Monde, Libération ou France Info (est-il vraiment nécessaire de mentionner Le Figaro, CNews, le JDD ?), on préfère passer au crible les polémiques entourant l’invitation de Médine aux universités d’été d’Europe Ecologie Les Verts (EELV) et de La France Insoumise (LFI).

L’échange de tweets houleux entre le rappeur havrais et la polémiste macroniste Rachel Khan, au cours duquel Médine a qualifié cette dernière de « resKHANpée », a donné beaucoup de grain à moudre à tout ce que le journalisme français compte de chiens de garde, ayant en commun une allégeance plus ou moins assumée à la rhétorique d’extrême droite et une incapacité chronique à enquêter sur le moindre sujet. S’il s’agit d’apporter, dans ce papier, notre soutien à un artiste dont nous apprécions la musique et estimons les combats, le but est aussi d’analyser en profondeur les tenants et les aboutissants de cette affaire, ce à quoi les « grands médias » nationaux ont renoncé, par incompétence, par stratégie politique, par motivation financière.

Médine et Rachel Khan, deux parcours opposés

Révélé au public rap au début des années 2000, Médine compte à son actif une douzaine d’albums dont le dernier en date, Médine France, a rencontré un beau succès critique. Loué pour ses prestations en concert, le rappeur havrais sillonne la France depuis des années, de salles en festivals. Durant la première décennie de la sa carrière, Médine a pu faire l’objet de critiques au sein du milieu rap (on pense notamment à celles émises par le journaliste Yérim Sar), autant sur sa musique – jugée trop « scolaire » – que sur ses prises de positions : il lui a notamment été reproché de déclencher des polémiques et de surfer sur le buzz provoqué par celles-ci (comme lors de la sortie du titre Don’t laïk en 2015). Ces critiques, plus ou moins pertinentes, ont souvent laissé de côté un aspect important de la démarche de Médine, à savoir la volonté de « débusquer » (pour reprendre le terme utilisé par l’artiste lui-même) le racisme chez nombre de ses détracteur·rices, une initiative efficace et courageuse.

Concernant ses déclarations et ses partis-pris plus éloignés de la musique, Médine a affiché à la fin des années 2000 et au début des années 2010 une certaine proximité avec des personnalités antisémites rencontrant un large écho dans les quartiers populaires, notamment Alain Soral, Kemi Seba ou Dieudonné (il avait effectué une quenelle dans les locaux de Skyrock en 2014). A la fin de la décennie passée, il a notablement pris ses distances avec ces personnes et les courants qu’ils représentent. En mai dernier, le rappeur revenait pour Mediapart sur cette période de son engagement, reconnaissant des erreurs et affirmant s’être trouvé alors dans une « impasse idéologique ». De son album Médine France à son interview dans le média de gauche Ballast, en passant par sa participation à de nombreuses manifestations (contre la réforme des retraites, contre le racisme et les violences policières), le havrais est aujourd’hui une figure importante des luttes d’émancipation.

Médine - Médine France (Clip officiel)

A-t-il été question d’émancipation lors du dîner partagé par Rachel Khan et Marine Le Pen, organisé à l’initiative de cette dernière en avril 2021 ? Pas sûr. Le parcours de l’ancienne danseuse et athlète est un cas d’école : ancrée à gauche (dénonciation du racisme, des violences policières) il n’y a pas plus de six ans, Rachel Khan n’en finit plus de dériver vers la droite. C’est cette dérive qui a poussé, en 2021, plusieurs acteur·rices de la scène hip-hop à exiger son départ de la direction de La Place, où elle avait été parachuté par la Mairie de Paris. Celle qui dénonce le vocabulaire « victimaire » des mouvements antiracistes actuels et marraine le prix de la laïcité de la République française, lancé par l’inénarrable Marlène Schiappa, s’inscrit dans la ligné des Manuel Valls et consort, pathétiques promoteur·rices de la « gauche-d’extrême-droite », pour reprendre l’expression du philosophe Frédéric Lordon. En témoigne fort bien l’utilisation du mot « déchet », employé par Rachel Khan pour qualifier Médine dans un tweet nauséabond, point de départ de l’échange au cœur de la polémique aoutienne.

L’affaire du tweet : fabriquer l’antisémitisme

Rentrons maintenant dans le cœur de l’affaire. Pour une grande partie de la sphère médiatique, la chose est vite vue : Médine a qualifié Rachel Khan, petite-fille de déporté·es de confession juive, de « resKHANpée », ce qui fait de lui un odieux antisémite. Décontextualisé, le jeu de mots prête à toutes les interprétations (consonance de « Khan » et de « camp » par exemple). Or, on a eu beau cherché, on n’a trouvé aucun article reconstituant et contextualisant l’échange de façon exhaustive. Exemple parlant, le grand « quotidien de référence » français, le journal Le Monde, se montre incapable de retracer l’origine du litige entre Rachel Khan et Médine et d’expliquer l’usage du jeu de mots. On va donc s’y atteler, en tentant d’établir une chronologie pertinente.

Début août, Europe-Ecologie les Verts annonce la venue de Médine lors des universités d’été du parti, prévue à la fin du mois. Cette invitation est immédiatement brocardée par les nombreux cloaques réactionnaires du pays, du gouvernement au RN, en passant par les gratte-papiers de l’empire Bolloré. Au milieu de cette farandole droitarde, Rachel Khan déclare sur X (ex-Twitter) que « tout le monde critique l’invitation de Médine aux journées d’été des écologistes, alors que c’est une très bonne idée pour l’atelier traitement des déchets ». A ce message lamentable, Médine répond : « Au moins moi j’suis invité par la bonne Marine [il parle ici de Marine Tondelier, présidente d’EELV, ndlr]. Elles étaient bonnes les verrines à la mère Le Pen ? », en référence au dîner évoqué plus haut.

Quelques jours après cette passe d’armes, Mathilde Panot, cheffe de file des député·es LFI à l’Assemblée nationale annonce à son tour la venue de Médine aux universités d’été de son mouvement, le 26 août. Rachel Khan revient alors à la charge sur X en apostrophant l’élue : « Madame Panot, comme vous avez pu y faire référence, lors de l’investiture de la première Ministre Elisabeth Borne, est-ce qu’il y aura une explication de texte de Medine et vous-même sur l’utilisation ironique du mot « rescapée » ? C’est pour une amie. ». Rachel Khan fait ici référence à un discours adressé par M. Panot à la première ministre en juillet 2022 au sein de l’Assemblée, dans lequel la députée insoumise qualifiait E. Borne de « rescapée », suite à son maintien en poste malgré les mauvais résultats obtenus aux élections législatives par les macronistes. Plusieurs polémistes de droite y avaient vu une allusion antisémite à l’histoire familiale d’Elisabeth Borne, dont le père avait été déporté à Auschwitz, camp d’extermination auquel il avait survécu mais pas sans traumatismes expliquant, d’après son entourage familial, son suicide en 1972. La polémique était vite retombée, tant l’accusation d’antisémitisme apparaissait vide de sens, jusqu’à être jugée « risible » par un journaliste de Marianne, journal laïcard pourtant prompt à dézinguer la gauche radicale (et Médine) à la moindre occasion.

Rachel Khan comme les chroniqueur·ses réactionnaires l’ont bien compris, l’accusation d’antisémitisme est une arme de disqualification puissante, nous y reviendrons. Reste que le jeu de mots « resKHANpée » se trouve ainsi mieux contextualisé, surtout quand on cite intégralement le tweet de Médine : « ResKHANpée : personne ayant été jetée par la place Hip Hop, dérivant chez les social traîtres et bouffant au sens propre à la table de l’extrême droite ». Ajoutons que Médine s’est rapidement excusé auprès des personnes ayant pu être « heurtées » par sa formulation et qu’il a expliqué n’avoir absolument pas dirigé son message contre la famille de Rachel Khan, dont il ignorait très vraisemblablement l’histoire, comme l’expose le sociologue Memphis Krickeberg dans un entretien paru dans Reporterre. Pour aller plus loin dans le démontage sémantique, nous renvoyons à la bonne analyse du député LFI Damien Maudet à propos des jeux de mots que Médine utilise régulièrement avec « Khan » (renvoyant à sa famille) et de la confusion entre ce patronyme – d’origine mongole – et le nom « Kahn », d’origine juive.

Médine - RER D (Official Audio)

Une fois reconstitués les parcours des protagonistes et la chronologie de leurs échanges, un constat s’impose à nous : les accusations d’antisémitisme à l’encontre de Médine sont infondées, et le rappeur ne devrait pas avoir à gloser ses textes ad nauseam, ni à repêcher sempiternellement ses anciennes prises de position antiracistes (« l’antisémitisme est un cancer », RER D, 2008) pour que les gens le comprennent. Dès lors, quels mécanismes poussent les très sérieux·ses journalistes du Monde à qualifier le message de Médine de « tweet antisémite », sans se soucier de l’exactitude et de la violence de tels termes ?

Débusquer la stratégie politique

Un premier élément de réponse est à chercher dans la stratégie de disqualification de la gauche mise en œuvre par les médias et les personnalités politiques de droite, d’extrême-droite et de gauche-de-droite. Comme l’ont bien montré le philosophe Alain Badiou et l’éditeur Eric Hazan dans leur ouvrage L’Antisémitisme partout (2011), l’accusation d’antisémitisme est régulièrement brandie par les figures libérales et/ou conservatrices pour disqualifier leurs adversaires politiques de gauche radicale, sans avoir à débattre sur le fond. Cette accusation est une « arme fatale », pour reprendre les mots du journaliste Daniel Finn qui a bien montré, dans un article du Monde Diplomatique, comment le procès en antisémitisme avait servi à décrédibiliser des responsables politiques de gauche, du leader travailliste Jeremy Corbyn (Royaume-Uni) à la députée démocrate Ilhan Omar (Etats-Unis).

En France, le parti La France Insoumise, dont Médine apparaît aujourd’hui proche, est souvent ciblé par des accusations de ce type (propos de Mathilde Panot évoqués précédemment, proximité avec J. Corbyn, etc.). Derrière le déferlement médiatique autour du tweet du rappeur, il est donc possible de discerner une stratégie politicienne, visant à rendre inaudible le discours des partis de gauche l’ayant invité à leurs universités d’été.

Mais pourquoi, alors que l’accusation visant Médine est tout aussi risible que celle ayant visé Mathilde Panot, la polémique a-t-elle enflé à ce point, atteignant des niveaux rares de virulence ? Sans doute y a-t-il deux raisons à cela. La première a été bien synthétisée par nos collègues de Booska-p dans leur article de soutien à Médine : « barbu, musulman et grande gueule : le combo parfait pour s’attirer les foudres d’une classe politique sclérosée ». Foudres racistes donc, auxquelles il faut ajouter celles de nombreux médias affichant une islamophobie de plus en plus décomplexée. Le message envoyé aux personnes racisées et habitant·es des quartiers populaires est terrible : aucune participation au débat public ne vous est autorisée, les figures qui portent vos luttes seront toujours cantonnées à de la figuration politique.

Médine - Speaker Corner (Official Video)

La deuxième motivation de l’appareil réactionnaire est plus insidieuse. Dans son interview pour Ballast, Médine déclare : « On veut en finir avec les mécanismes d’oppression qui frappent à la fois les populations LGBT, à la fois les racisés, à la fois les féministes. On doit aller dans le même sens, avoir un ennemi commun. Ça ne se limite d’ailleurs pas au RN et à Reconquête : il y a porosité, notamment avec Les Républicains et le gouvernement. ». Voilà donc que l’ « ennemi commun », bien informé et bien organisé, riposte, avec une violence à la mesure du danger que représente pour lui la convergence des combats dessinée dans les lignes qui précèdent. Le procès en antisémitisme apparaît dès lors comme un bon moyen de dynamiter l’union des luttes que Médine appelle de ses vœux et à laquelle il souhaite prendre part.

Débusquer le mécanisme économique

Dans son œuvre majeure, Folk devils and Moral Panics (1972), le sociologue états-unien Stanley Cohen définit ainsi le concept de panique morale : « une situation, un groupe ou un individu émerge pour être identifié comme une menace aux valeurs et aux intérêts de la société. Sa nature est présentée de manière caricaturale et stéréotypée par les médias de masse, des digues morales sont érigées par des éditorialistes, (…) des experts socialement reconnus partagent leurs diagnostics et leurs solutions ». Derrière l’affaire Médine, c’est la panique morale autour de l’ « islamo-gauchisme » qui est agitée par les polémistes de CNews, Causeur ou Le Figaro. Le déversement continu d’images et d’articles éructant contre le rappeur tient bien sûr à l’idéologie réactionnaire des éditorialistes qui peuplent ces chaînes et journaux, mais aussi à une réalité économique qui gangrène de plus en plus la sphère médiatique, bien au-delà de l’empire Bolloré : les paniques morales font vendre.

Comme l’expliquait il y a peu un article du journal Les Echos, « la mouvance nationaliste, récupérée par quelques chaînes de télévision, est devenue un vecteur d’audience et de recettes publicitaires ». Propulsé·es sous le feu des projecteurs par l’algorithme de Twitter (de l’aveu du réseau social lui-même), les réactionnaires de tout poil donnent désormais le ton en matière de sujets vendeurs. Pire, les médias « de référence » (Le Monde, France Info), supposément neutres et attachés à l’investigation, reprennent la sémantique choc et les formulations bâclées des rédactions d’extrême droite pour générer de l’audience et ainsi mieux vendre leurs espaces pub. Voilà qui explique sans doute les titres de France Info sur le « tweet antisémite » de Médine, ou l’indécente tribune publiée dans Le Monde par Sébastien Ledoux, dans laquelle l’historien situe l’artiste dans « l’héritage idéologique » de Jean-Marie Le Pen.

Un élément réjouissant est quand même à souligner dans cette affaire, nuançant la démonstration de force réactionnaire : le milieu rap FR s’est montré plutôt solidaire de Médine (soutien affiché par Booska-P, Raplume et par de nombreux·ses musicien·nes, journalistes et autres personnalités liées à cette culture), un serrage de coude bienvenu et à reconduire lorsqu’une nouvelle « panique morale » visera celles ou ceux qui, depuis leur position d’artiste, tentent de construire des passerelles entre les combats pour l’égalité.

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