[Interview] Sheng: « La vie, c’est beaucoup ressentir »

Entre la Chine et la France, la rappeuse Sheng a son propre univers. Après ses premiers freestyles, elle crée de la musique entre rap et chant toujours très rythmée, avec des effets vocaux travaillés. Son univers visuel poétiques et ses toplines en mandarin rappellent ses origines…Une vision bien personnelle qu’elle décline sur son dernier EP, Di Yu. Focus sur une rappeuse unique.

Sheng - DI YU 地狱 (Visualiser)

Laissez-nous vous présenter Sheng, une jeune rappeuse qui fait partie de nos découvertes préférées de l’année. Repérée par l’équipe à travers ses freestyles et les différentes scènes qu’elle a pu faire, Sheng est une artiste atypique, à l’aise autant en français qu’en mandarin. Après plusieurs EPs où elle teste différentes sonorités et effets, Sheng commence à cerner les contours de son univers fascinant, dont elle fait la démonstration sur son EP, Di Yu (dispo ICI)
Pour vous la faire découvrir, voici son histoire selon ses propres mots : la Chine, son identité visuelle, ses péripéties personnelles et sa carrière…  

[LREF] Salut, comment tu vas ? Comment te présenterais-tu ?

[Sheng] Très bien !
J’ai grandi entre le 94 et le 92. Mes parents sont divorcés. Mon père était dans le 94 et ma mère dans le 92. J’ai aussi vécu un peu à cheval entre la France et la Chine parce que ma mère est chinoise. Du coup, j’allais très régulièrement en Chine. Toute le reste de ma famille, à part ma mère qui est venue en France, est toujours en Chine. Chaque été, j’y restais au moins trois mois. À un moment donné, j’étais même un peu allé à l’école primaire.
C’était vraiment ma deuxième maison. Il y a un moment où je parlais plus chinois que français. J’ai toujours un peu vécu entre les deux, au moins jusqu’à mes douze ans.

C’était quelle région en Chine ?

Ce n’est pas loin de Shanghai. La ville précisément, c’est Hangzhou, j’ai titré un de mes sons comme ça d’ailleurs. En gros c’est une ville à côté de Shanghai, de dix millions d’habitants. C’est plutôt une grande ville, même à l’échelle énorme de la Chine.

En ce qui concerne la musique, tu as commencé par apprendre le piano, c’est ça ?

J’ai commencé à six ans. C’est un peu cliché, mais souvent quand je regarde mes potes d’origines chinoises, c’est un peu pareil pour eux. Les darons asiatiques, ils sont un peu là, à dire « il faut que tu fasses un instrument » que ce soit le piano ou le violon. Moi, ça a été le piano, et j’en ai fait de mes six à mes seize ans. Là, je continue mais je n’ai pas de prof, je fais ça en autodidacte.

J’aime vraiment beaucoup le piano, mais j’ai un vrai un problème avec le solfège. Je détestais ça. J’avais eu un premier prof qui était super cool, on faisait beaucoup de choses à l’oreille. Grâce à lui, j’ai développé une bonne oreille musicale. Puis, je suis rentrée au conservatoire et là j’ai vraiment détesté…

C’était trop scolaire ?

Oui, je trouvais ça très scolaire. C’était beaucoup beaucoup plus théorique, on ne faisait pas attention à la musique en tant que telle. Quand j’ai arrêté le piano à seize ans, je me suis acheté une guitare et j’ai commencé en autodidacte. Je n’ai jamais pris de cours.
Le fait d’apprendre en autodidacte permet de laisser libre cours à l’imagination, à notre ressenti de l’instrument, tu es moins cadrée… Après tu as aussi des avantages aux cours, c’est aussi une chance, parce que tu apprends plus vite. Mais c’est vrai qu’en autodidacte, tu es forcément moins bridé dans ta création et tu as le plaisir à découvrir l’instrument, sans avoir à supporter tous les aspects théoriques du solfège.

Pour parler de rap plus précisément, tu as commencé à t’y intéresser vers quel âge ? Il me semble que c’était quand tu étais à la fac ?

Oui, c’était quand j’avais dix-huit ans et que je suis rentrée à la fac en France. Moi, je n’ai pas du tout grandi dans un milieu musical. Mes parents n’écoutaient pas beaucoup de musique, ma mère à la limite des chants bouddhistes, mais vraiment… Ils n’écoutaient pas.
C’est à dix-huit ans quand je suis rentrée à la fac que je me suis fait un groupe de potes qui rappait depuis pas mal de temps et qui avait une très très grande connaissance musicale du rap et du hip-hop, en général. Quand ils ont vu que je ne connaissais rien, ils étaient surpris, en mode « quoi ?! ». Ils m’ont fait vraiment tout écouter : un peu les anciens du rap FR, les bases du rap US, les nouvelles vagues de hip-hop et les nouveaux… C’est vraiment à ce moment-là que j’ai découvert le rap dans son ensemble et que j’ai commencé à écouter pour de vrai.

C’est avec ce groupe de potes que tu as commencé à faire de la musique ? Vous avez fait des sons ensemble ? Ou c’était un truc plus individuel ?

Au début, je faisais parfois des freestyles avec eux. On était en soirée, ils mettaient de la prod et on commençait tous à rapper ensemble. Mais, aller en studio pour enregistrer, c’est un truc individuel. Le moment où j’ai commencé à poster mes premiers freestyles sur Insta, c’était en solo. 

Tu as participé à des concours aussi ?

Oui, j’ai posté mon premier freestyle en avril 2019 et c’était le moment où tu avais les concours de freestyles un peu partout sur les réseaux. J’ai gagné le concours « Le rap français » et aussi celui de 1minute2rap.
C’était top, ça m’a permis de prendre confiance en moi avec la musique. Quand j’ai posté mes premiers freestyles, je n’avais prévenu aucun de mes potes.
J’ai créé un autre compte Insta séparé, j’avais zéro abonné. Je n’assumais pas trop.
J’étais là en mode: « Je vais essayer de participer à des concours et on va voir ce que ça va donner ».

J’avais été repostée par quelques personnes et j’avais eu des bons retours, donc ça m’a fait du bien, parce que je ne me sentais pas très légitime au départ. Ça a mis un peu de temps à venir. C’est petit à petit, notamment grâce aux freestyles : j’avais des retours d’inconnus super positifs et je me suis dit : « Ah ok, peut être que ça va, en fait, ce que je fais ».

Sur Youtube, on peut trouver des sons sortis en 2019 avec une vibe différente de ce que tu fais maintenant, plus du type Xxxtentacion...

Oui, c’est vrai ! (rires)
Vous êtes remontés loin !
Wish I could be a boy, c’est le premier son que j’ai jamais enregistré. C’était dans la continuité de mes premiers freestyles. Mes premières prods, c’était totalement du « type beat sad guitar », à la Lil Peep, Juice World ou Xxx

wish i could be a boy - SHENG

C’est un peu le démarrage classique: quand on se lance aux débuts, on prend des prods sur YouTube, pour pouvoir poser dessus…

On parlait de la Chine tout à l’heure. Il y a beaucoup de tes titres où il y a des caractères chinois. Il y a même des passages entier où tu chantes en chinois dans les sons...

[Sheng] Pour tous les sons du dernier EP, j’ai fait une traduction en mandarin à coté, pour que les personnes chinoises, qui parlent le mandarin, puissent comprendre les textes, pour que ça leur soit compréhensible aussi.
Maintenant, je rappe aussi en mandarin, mais ça n’a pas toujours été le cas. Dans mes freestyles par exemple, je n’en mettais pas du tout.
C’est venu progressivement, grâce au fait que j’envoyais mes sons à ma famille en Chine. Ils étaient étonnés, du genre « Oh c’est grave cool ! ». Mais, ma grand-mère me disait « C’est dommage, je ne comprends pas ce que tu dis ».
Alors, je me suis mis un challenge : commencer à mettre un peu de mandarin. Ma mif’ en Chine était grave contente. Étonnement, quand j’ai fait un peu écouter à des potes en France, eux aussi, ils trouvaient ça cool et ils m’ont dit ça apportait un truc différent…

C’est une jolie langue à entendre, avec de belles sonorités…

Totalement. Le mandarin, c’est une langue à tons et à sonorités, particulièrement. Et, le ton va jouer dans la manière de comprendre les mots ! C’est-à-dire que c’est une langue qui est très « chantée ». Du coup, en fonction de la prononciation et du ton que l’on utilise, ça ne va pas vouloir dire la même chose. L’intonation change le sens.
C’est ce qui en fait une langue chantée. Par exemple, le même mot prononcé avec un changement d’intonation peut vouloir dire aussi bien « cheval » que « maman ».
Ce qui veut dire que je n’écris pas du tout pareil en français et en mandarin : c’est difficile à exprimer…

Sheng - HANGZHOU 杭州 (Visualiser)

Peux-tu nous parler du son Hangzhou, qui parle de la Chine ?

Dans ce son, je parle des « murs de Hangzhou », une image pour parler du fait que je ne suis pas rentrée en Chine depuis plusieurs années…
J’ai perdu beaucoup de membres de ma famille ces dernières années et je n’ai pas pu les voir. En plus, avec le COVID, on ne pouvait plus tout voyager. J’ai perdu quasiment tous mes proches, les personnes qui m’étaient chères là-bas. Dire « les murs de Hangzhou », ça exprime que d’un côté je n’y suis pas, mais que j’ai l’impression d’être parfois un peu coincée là-bas.
Il y a une partie de moi qui est toujours restée là-bas et le fait de ne pas y être retourné depuis très longtemps, de ne pas avoir pu faire correctement le deuil de mes proches, c’est un vrai blocage. Je sais que je ne suis pas totalement en paix avec cette partie de moi.

Tu as donc deux parties de toi : une partie ancrée en Chine et une partie ancrée en France ?

Oui, c’est ce que je ressens. Le son Hangzhou parle vraiment du fait d’avoir « le cul entre deux chaises ». C’est un peu comme ma quête d’identité. D’ailleurs, je rappe:

« Les mots m’échappent, la langue je l’oublies et le regret me rattrape quand, devant la pierre tombale je prie »

Ce morceau parle de ce pays qui me manque énormément et du fait que je ne sais plus trop comment me positionner vis-à-vis de lui.

En 2021, tu as signé chez le label Syndicate. Comment as-tu vécu ce moment ? Comment ça s’est passé ?

Ce sont mes managers qui avaient fait écouter mes sons. C’est tombé dans l’oreille de la cheffe de projet chez Syndicate, qui a beaucoup accroché. On a eu plusieurs rendez-vous ensemble, j’ai fait écouter d’autres maquettes. On avait aussi parlé de ma motivation, de mes idées, de ma vision… Il fallait être sûr que la musique c’était du sérieux et que je n’allais pas me casser dans six mois pour faire autre chose. C’était tout un processus, qui a duré plusieurs mois.
La première rencontre était au début de 2021 et on a signé en janvier 2022. Au début, j’avais pas mal le sentiment de l’imposteur: je ne m’attendais pas à signer en label à ce stade. Je pensais que c’était un peu bizarre, je me sentais mal à l’aise. Et puis, d’un autre coté, j’étais quand même hyper fière et très excitée, parce que je sais ce que ça représente de signer en label !
Avant, j’étais vraiment seule. Quand je faisais de la musique, j’allais en studio et j’étais vraiment solo. D’un coup, quand tu signes en label, il y a une équipe qui est là pour toi et qui t’accompagnes sur plein d’aspects différents. Tout d’un coup, tu es hyper entourée, il y plein de personnes à qui t’adresser.
Et bien sûr, ça aide sur l’aspect financier. Par exemple, moi avant quand j’allais en studio à Paris en solo, c’était trente euros en moyenne la session, et même quand j’allais chez des potes, je les payais parce que pour moi c’est normal.
Du coup, rien que le fait d’aller au studio quand je veux, sans avoir à payer, pour moi ça a été vraiment un peu un choc.

Pour les prods, tu travaillais dessus ou c’était d’autres personnes ?

C’est d’autres personnes qui faisaient mes prods. Généralement, j’allais sur YouTube chercher des instrus ou c’est des potes qui m’en faisaient. J’ai essayé de faire des prods moi-même, le résultat n’est pas satisfaisant… (rires)
C’est quelque chose de complètement différent, mais j’y travaille, j’y travaille.

Quand tu as signé, ton mode de production de musique s’est transformé?

Cela rajoute aussi beaucoup de stress. D’un coup, c’est : « ok, des personnes misent sur moi et me font confiance et je ne dois pas les décevoir ». C’est un autre type de pression. Avant, je me mettais une pression à moi seule, alors que là, je me sens redevable à d’autres personnes qui travaillent avec moi et qui financent. Ce n’est plus seulement mon projet perso, il y a une équipe qui y met de l’énergie et j’ai envie de leur rendre. J’ai envie que ça marche encore plus qu’avant.

J’aimerais bien qu’on parle de ton style musical. On y ressent beaucoup des sonorités de type « new gen » du rap français. Est-ce que tu as des inspirations précises, comme Khali ou Rounhaa et etc ? Tes sonorités jouaient aussi bien sur des effets et des échos, qu’avec des beats rythmés, des changements de rythmes…

Khali et Rounhaa, c’est des artistes que j’ai découvert il y a un peu plus d’un an. Les deux, ils m’ont vraiment mis une belle baffe.
On vit une période hyper intéressante, car il y a plein de nouveaux artistes qui arrivent et qui émergent sur la scène française. C’est peut-être un peu cliché, mais j’ai l’impression qu’ils s’en foutent un peu de certains codes d’une certaine manière, et ça fait du bien.

Je pensais à Laylow, qui a un peu été le premier à initier tout ce qui est digital.

Ah ouais il est tellement fort ce mec ! Totalement c’est clair,

J’adore ce que fait Laylow aussi, c’est une grande inspiration. Clairement, ils m’ont influencé, même dans le fait de jouer un peu avec la voix et les tonalités.
Khali, il a une voix particulière et il en joue. Sur mon EP, parfois je prenais un peu des voix cheloues, des voix un peu enfantines. La première fois que j’ai écouté Khali, j’étais choquée, en mode « wtf », mais ensuite, je me suis dit qu’en fait, il avait raison. Il s’amuse vraiment avec ça. J’ai l’impression qu’ils élargissent et qu’ils repoussent un peu les frontières à chaque fois.

Du coup, quels sont les artistes que tu écoutes le plus en ce moment ?

Je ne fais que ça de ma vie, écouter de la musique ! J’écoute énormément de choses, surtout du rap FR. J’ai un peu des phases dans les artistes que j’écoute. En ce moment, j’écoute énormément BabySolo33, beaucoup de Winnterzuko.
Hamza, aussi, je suis en train de me refaire toute sa discographie. Rounhaa, c’est aussi un mec que je saigne pas mal. Récemment, il y a Houdi aussi que j’ai découvert et qui est très cool. Theodora aussi est hyper forte. En vrai, je pourrais te faire des listes très très longues. Khali, Zamdane…Non franchement, j’écoute beaucoup ! Wallace Cleaver, son nouveau projet est trop fort.

Il y a des artistes féminines en particulier qui t’ont inspiré au moment où t’as commencé le rap ?

J’avoue, il n’y a pas trop d’artistes femmes dans ma liste. Quand j’ai commencé le son, je pensais très naïvement que je n’en entendais peu car elles n’étaient pas très connues, car il n’y avait pas beaucoup de rappeuses. Sauf les classiques comme Diam’s. J’ai pas mal écouté Le Juiice et Lala &ce que j’aime énormément.
Vraiment naïvement, je me disais que si on n’entendait pas trop parler des autres rappeuses, c’est parce qu’il n’y en avait pas beaucoup, tout simplement. Mais depuis que je suis dans le son, je me rends compte qu’il y a tellement de meufs hyper fortes !

Ce qui fait ta particularité, c’est aussi les paroles avec des rimes qui sont très travaillées, avec des paroles qui paraissent « sans filtres ». Tu parles beaucoup d’amour. Est-ce que c’est un thème qui t’inspire particulièrement ?

Le premier EP, c’est beaucoup de sons que j’ai écrit avant de signer avec le label, en 2019/2020. Pour commencer, je pense que la musique a toujours été un moyen d’extérioriser des choses pour moi et pour beaucoup d’artistes.
Les sons de mon premier EP parlent beaucoup d’amour, parce que c’était un moment de ma vie où je découvrais.
Je suis tombée pour la première fois amoureuse, j’ai vécu les premiers mois un peu « adolescents » où tu découvres un peu ce que c’est l’Amour, le couple, la rupture… Je pense que j’avais besoin de beaucoup en parler, pour évacuer sainement.
Dans le deuxième EP, j’en parle toujours un peu, mais j’essaie de moins aborder le sujet car ça me travaille personnellement un peu moins. Quand je parle d’amour dans les sons maintenant, j’essaie d’en parler dans un sens plus large, comme par exemple l’amour filial, ou pour mes grands-parents, comme j’en parle dans Hangzhou.
Donc oui en soit, c’est un sujet qui m’inspire beaucoup. Je pense qu’à mon âge, on se regarde et on se jauge beaucoup en fonction du regard de l’autre. Après, j’essaie de mettre un peu de distance vis-à-vis de ça, pour justement prendre de l’indépendance par rapport à ce regard extérieur pesant.

Ton premier EP sort le 24 juin 2022. Est-ce que pour toi ça a été un premier accomplissement de se dire « ça y’est, j’ai mon EP Enfant Terrible qui est sorti » ?

Totalement. Franchement, j’étais très contente de ce projet, même si encore une fois, c’était des sons assez anciens pour moi. Du coup, j’avais moins la passion pour les défendre, comme pour ce deuxième EP récent, où les sons sont beaucoup plus frais pour moi.
Mais, dès le début, j’étais hyper fière. Ça a marqué quand même une sorte d’accomplissement. J’étais fière de moi parce qu’à côté je menais aussi mes études. J’ai même eu un job étudiant et j’ai réussi à concilier tout ça !
J’ai l’impression que c’était un peu une photographie de moi l’instant T, de moi à vingt ans. Je trouve que c’est assez fidèle à cette moi de cette période et de comment j’écrivais à ce moment-là, de comment je percevais la musique.
Cette fois, je suis fière de manière très différente pour ce deuxième EP, parce que lui pour le coup, je le trouve plus abouti au niveau de la forme, comme sur le fond.
C’est plus assumé.

Sur la cover d’Enfant terrible j’ai vu qu’il y a les différentes photos de toi à différentes période de ta vie/enfance. Est-ce qu’Enfant terrible, c’est un titre que tu as choisi parce que tu étais une enfant « difficile » ?

Cover d’Enfant Terrible

[Sheng] Quand j’étais petite, j’étais très chiante jusqu’à mes cinq ans, puis après j’étais hyper cool selon ce qu’on m’a dit. Je sais pas, en fait, c’est surtout plusieurs références qui me plaisent. Il y a un livre de Cocteau qui s’appelle Les Enfants terribles, que j’aime beaucoup et c’est aussi une ref à un son de Columbine, que j’aime énormément.
Je trouvais que c’était un EP qui marque vachement le passage un peu forcé de l’adolescence à l’âge adulte, donc je trouve que l’expression d’enfant terrible marche assez bien comme titre. Il y a un côté enfant qui amène un peu à l’innocence.
L’agencer à côté d’un mot comme « terrible », ça donne un contraste intéressant… Je trouve que ça me ressemble pas mal.

Tu testais déjà pleins de trucs musicalement, sur Amok et Déjà vu notamment, on voit que tu explores différents beats, assez rapides. Sur le son, Galaxie, tu transformes la mélancolie en beauté… Tu rappes « sèche mes larmes elles ont magiques« ...

Merci, ça me fait très plaisir. Galaxie est mon son préféré du premier EP. C’est représentatif d’un moment où je pleurais énormément. Moins maintenant, mais je pleurais très très souvent. C’était une volonté d’extérioriser, mais je me disais que ce n’était pas très grave.
La vie, c’est beaucoup ressentir. Nos démons, il ne faut pas forcément les diaboliser.

Ton premier EP est très introspectif, mais dans l’outro, tu élargis un peu, tu parles un peu plus de ce qui se passe dans le monde, en général. Il n’y aurait pas une petite référence à Nekfeu quand tu dis « Fennec » ?

Si, sur le titre Sur la Terre. C’était une petite référence à Nekfeu j’avoue, ce grand rappeur.

Tu as été sur une mixtape aussi Gogogo (ICI) avec plusieurs autres artistes.
Est-ce que tu peux nous parler un peu de la place de la femme dans le rap ? Est-ce que à tes débuts ça a été dur de s’imposer dans un milieu plutôt masculin ?

En vrai, c’est assez marrant parce que au début, le fait que je sois une femme dans un milieu de mecs, je l’ai tout de suite senti. Mais pas forcément de manière négative. Dans le monde des freestyles, l’immense majorité des gens sont très bienveillants. Je ne vais pas caricaturer. D’ailleurs, je recevais beaucoup de messages de meufs qui me disaient que c’était cool et que ça faisait plaisir de voir des femmes faire des concours de freestyles. Quand j’ai commencé, c’est vrai qu’on n’étaient pas encore beaucoup à en faire.
Par contre, je me suis rendue compte que quand t’es une meuf, et je n’ai pas changé d’avis sur ça, tu n’as pas le droit d’être médiocre. Tu as beaucoup moins le droit de faire des trucs médiocres qu’un mec.
Quand moi ou d’autres meufs faisaient un freestyle moins bien, ou qui ne plaisaient pas trop, moins travaillés… Bah, on se prenait la baffe direct.
Tu te fais lyncher très rapidement. Direct, on « t’essentialise » et on te ramène à ta condition de femme.
On te dit tout de suite « T’es une merde, et t’es une merde parce que t’es une femme, donc t’es condamnée à être une merde pour toujours ».

Je trouve ça dommage de genrer les choses. Dès le début, on te ramène à ton genre, et au fait que selon eux, c’est moins bien.
Globalement, aujourd’hui, je vis ça très bien. Je trouve qu’entre meufs du milieu, c’est très cool et qu’il y a beaucoup de solidarité. C’est différent des clichés de la compétition entre meufs… Même si indéniablement, tout le monde te met vachement en concurrence avec les autres filles. J’imagine que dans le métier du journalisme, il y a des problèmes similaires. Dans n’importe quel domaine, il y a vraiment un moment où on te fait sentir que tu n’as pas ta place.

Ton morceau Froid parle ouvertement des violences faites aux femmes. Est-ce que c’est aussi un moyen de s’engager sur le sujet ?

C’est ça. C’est un sujet qui me tient très à cœur depuis des années, comme beaucoup de meufs. Je suis un peu le décompte macabre des féminicides chaque année. C’est un sujet qui me touche et dont on ne parle pas assez. C’est quelque chose que des proches ont vécu, donc j’avais envie d’en parler et de faire les choses bien. C’est mon son le plus politique, je pense.

Sheng - FROID 冷冷 (Clip Officiel)

Sur ton dernier EP Di Yu, plus précisément. Tu as donc sorti trois singles pour l’annoncer : QLT, Infini et Froid. Cette fois, les effets sur ta voix sont beaucoup plus poussés, tandis que les textes toujours assez introspectifs et sombres. Tu confirmes cette analyse ?

[Sheng] Totalement. Je pense que dans le premier EP, j’étais encore un peu timide et je n’osais pas tester certains effets.

La timidité est un thème que tu abordes souvent.

Je suis quelqu’un de très introverti de base, donc la musique m’a forcé à sortir de ma zone de confort de manière assez intense (rires).
En tout cas, en effet, avec mon ingé son, on s’est beaucoup plus amusé sur le mix à jouer avec des effets vocaux. J’avais moins peur de tester des trucs. C’était vraiment très cool. Franchement, je suis contente de tous les éléments, les backs et tout, c’est cool…
C’est vrai que ma musique est à la croisée entre du rap, des trucs un peu kickés et du chant.

Comment écris-tu? Est-ce que tu ne peux pas trop expliquer ? Est-ce que tu te poses dans un endroit particulier pour réfléchir ? Comment tu procèdes ?

Avant, j’écrivais beaucoup dans les transports. Je ne sais pas pourquoi. J’ai du mal à rester tranquille chez moi. Je trouve que dans les transports, c’est le seul moment où ça te force à être juste assis. Tu ne peux pas faire grand-chose d’autre.
En ce moment, j’aime beaucoup écrire en studio, surtout que maintenant, je travaille et je record tout au même endroit, chez Flat Line.
Ce sont mes amis maintenant, je m’y sens bien. J’ai besoin d’être dans un endroit un peu tranquille, dans une safe place. Donc, pour moi, c’est soit les transports, soit le studio.

On imagine que le nom du projet a une signification précise en mandarin ?

Di Yu, ça signifie « l’enfer » dans la mythologie chinoise-bouddhiste. Mais, ce n’est pas un enfer comme nous, dans notre héritage catholique européen. Cet enfer est représenté sous la forme d’un labyrinthe. Les âmes y vont à la mort, mais cet enfer-labyrinthe est une sorte de purgatoire. A la fin de ce labyrinthe, après avoir expier tout tes péchés, tu reviens sur Terre…

Dans le texte de QLT, on entend « je reviens droit des enfers » et après dans Infini « je sens que je vais tomber ». On ressent bien la ligne directrice du projet...

C’est bien ça. Le titre de l’EP, je l’ai eu très rapidement en tête. J’aime bien, ça donne un titre un peu triste, mais avec une forme d’espoir parce que ça symbolise une renaissance.

Cover de Di Yu

On retrouve beaucoup de choses liée à l’espace, à la nuit, aux étoiles, dans ta musique. C’est encore plus vrai dans le son éponyme du projet…

C’est cool que vous ayez vu ça. Moi, j’ai un rapport un peu bizarre avec la nuit, parce que j’ai très peur du noir. C’est une vraie phobie.
Encore une fois, la musique ça me permet un peu d’extérioriser le truc.
Le son Di Yu, est aussi le nom de l’EP, car pour moi, c’est le titre qui le synthétisait le mieux. Quand je l’ai écrit et enregistré, je me visualisais vraiment dans les flammes d’un enfer-purgatoire, en plein dans le labyrinthe.
Et la prod de Sovath est incroyable. Je voulais faire un son avec un délire particulier, qui te propulse dans un autre univers.

Même au niveau des titres: Tard, Galaxie, Vénus, Sur la Terre. On voit beaucoup de références à l’espace. Tu parles même d’Obi Wan de Star Wars, c’est très stellaire, tout ça. Est-ce tu comptes faire des collaborations à l’avenir ?

C’est quelque chose qui m’intéresse. C’est en cours de réflexion et de construction, pour mes prochains projets. Surtout sur des formats plus longs.

Ce soir (19 juin 2023), tu fais un showcase à Paris. Comment tu te sens avant de monter sur scène ? Ça se passe comment une journée avant un concert ?

Généralement, je suis dans mon lit en PLS.

Non en vrai, j’adore monter sur scène. Au début, ce n’était pas du tout le cas. Je détestais ça. La première année vraiment, je subissais le truc. Ça fait vraiment depuis un an et demi seulement que j’adore ces moments.
Enfin, j’adore quand je le fais, quand je suis sur scène. Les heures qui précèdent, juste avant, je déteste, parce que je commence à stresser. Alors, je me mets juste en boule dans mon lit, j’écoute une musique que je vais faire, et voilà (rires). C’est ma routine pré-concert.

Tu préfères le studio ou la scène?

Avant, je préférais vraiment le travail en studio, mais maintenant je pense que je préfère être sur scène. C’est beaucoup plus stressant et ça me sort beaucoup plus de ma zone de confort, mais une fois que je suis sur scène j’adore ça. Ce sont des sensations décuplées, de l’adrénaline. On ressent aussi énormément l’énergie des gens, ce qu’ils t’envoient en retour. Je trouve que c’est un vrai échange, un truc hyper particulier.

Tu as donc fait d’autres concerts ?

Principalement sur Paris. Je crois que j’en ai fait deux en banlieue, un à Pantin ou à Bobigny et un autre dans le 77. Mais généralement, la plupart des concerts, c’était Paris. J’aimerais bien aussi aller ailleurs…

Ton univers se dévoile aussi à travers tes visuels, l’image. Tu as pas mal de clips sur YouTube.

C’est important aussi pour moi. D’autant plus qu’il y a un petit changement de positionnement avec cet EP. Non seulement sur le fond, les lyrics et la prod, mais aussi sur la DA globale (direction artistique). On avait aussi envie de dire « maintenant je sais vers quoi je vais ». C’était important que ça apparaisse aussi dans les clips, même au niveau du stylisme, etc.

Quel est ton morceau préféré dans tout ceux que tu as fait au niveau de la musicalité, puis ensuite au niveau de l’écriture ?

J’hésite entre QLT et Infini. C’est compliqué comme question ça ! Vrai dilemne…
Je pense que j’aime beaucoup QLT, je dirais QLT si vraiment c’était une question existentielle.

Mais c’est Hangzhou que j’ai préféré écrire et composer. C’est celui qui m’a fait le plus de bien. C’est un titre que j’ai écrit quand ça n’allait vraiment pas bien, durant période où ma grand-mère était encore vivante. Elle était très malade. Je me posais alors plein de questions sur moi, mon identité, la Chine et mon lien avec ce pays. Je pense que c’est le son qui m’a fait le plus de bien et dont je suis plutôt fière, niveau paroles. C’était juste avant que je prenne mes billets pour retourner en Chine. D’ailleurs, je vais y retourner cet été. Ce sera la première fois depuis dix ans ! Cela va sûrement être assez intense.

Sheng - QLT 离开地球 (Clip Officiel)

Tu souhaites à l’avenir faire des concerts en Chine ?

[Sheng] Franchement, ça fait partie de mes objectifs. Si je peux commencer à aller me produire en Chine ou à Taïwan, à Hong-Kong, ce serait incroyable.

Quels sont tes prochains objectifs ? Qu’est-ce que tu imagines ?

Je pense que j’ai commencé à me trouver.
J’ai envie d’expérimenter, il y a beaucoup de choses que j’ai envie de tester, de découvrir et d’approfondir.

C’est ça aussi qui fait la richesse de la musique: on n’est jamais au bout de ce qu’on peut faire, il y a toujours des choses à tester.

Là, je ne peux pas dire « c’est bon, j’ai trouvé la formule ». Je ne peux pas me restreindre à ça.
Il y a encore pleins de types de prods à essayer, de choses à explorer. En ce moment, je suis en train de préparer le prochain projet et je teste d’autres types de prods: j’essaie pleins d’autres délires, mais avec un minimum de DA et une ligne directrice. Il faut un entre deux…
Je me suis pas mal trouvée, mais ce n’est pas fini !

portrait de sheng avec un maquillage dramatique et un regard captivant

About Ludivine

Je suis étudiante en licence d'information communication. Passionnée par la musique, en particulier par le rap, je me rends à de nombreux concerts et écoute en permanence sur les plateformes. Je suis particulièrement fane de Laylow, Josman et Nekfeu. J'aime écrire et faire du montage vidéo, et m'investir à fond dans un projet ! Tout le domaine des médias, de l'audiovisuel et du journalisme m'intéresse.

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