[Chronique] Low Jack, Lala &ce et al. – Baiser mortel

Sortez vos meilleures références à Dante, vos sapes de haute couture et vos ambiances électroniques léchées : on s’occupe ici de Baiser Mortel de Low Jack, avec Lala &ce, Jäde, BabySolo33, Rad Cartier et Le Diouck.

« C’est le crime et le haut standing » comme dirait le S. De quel crime parle-t-on ? Mais de crimes passionnels bien sûr. Quoi, vous n’êtes pas au courant ? La Mort vient de descendre parmi nous, et compte nous faire tous tomber amoureux d’elle. Pourquoi haut standing alors ? Parce qu’on n’habille pas Lala &ce, Jäde, BabySolo33, Rad Cartier et Le Diouck n’importe comment. Pour faire simple : habits de tissus servis par la créatrice Marine Serre et la Pinault Collection ; habits sonores taillés par Low Jack.

Vous ne comprenez rien ? Pas de souci, on rembobine. La première fois qu’on a écouté Baiser Mortel, le résultat de la collaboration entre Low Jack, Lala &ce et d’autres artistes, nous non plus on n’a pas tout de suite saisi ce que c’était. Peut-être parce qu’on n’avait pas toutes les informations. Peut-être parce que l’objet en lui-même peut étonner.  Mais une fois quelques recherches faites, tout s’éclaire.

Baiser mortel est donc la bande son d’un spectacle inédit produit par la Pinault Collection et la Bourse du commerce pour deux dates en octobre 2022. Pour éviter de recracher le dossier presse – et parce qu’en plus, il est probable que vous n’ayez pas vu les représentations – on va simplement donner ici quelques détails. Baiser mortel sur scène, c’est la création de trois artistes principaux : Low Jack, compositeur de musique et metteur en scène, Lala &ce et la chorégraphe argentine Cecilia Bengolea.

Artistes « principaux » est un bien grand mot, puisque la pièce et le disque convient également Jäde, BabySolo33, Rad Cartier et Le Diouck sur la majorité des morceaux, ainsi qu’un feat avec Bamao Yendé. Il faut l’avouer, tous ces noms sont autant d’appels de phare aux amateurs d’un certain rap, que l’on pourrait qualifier grossièrement d’ « avant-gardiste » ou d’ « alternatif ». Lala &ce en est évidemment une figure de proue – rappelons qu’un de ses albums se nommait Le son d’après. Mais ce serait minimiser l’importance des autres invités sur le disque. Et pour le voir, le mieux reste encore de partir de la trame narrative.

La mort, l’amour et ses proies

C’est la voix d’outre-tombe de Lala &ce qui nous accueil sur le disque : « Quand la mort descend sur Terre, que reste-t-il à craindre dans le ciel ? Montée à quatre épingles dans mon corps d’emprunt, je viens goûter à la vie. Je viens voir pourquoi les humains redoutent tant le jour où ils devront me rejoindre ». Dès l’introduction, on voit le travail musical fait pour retranscrire l’histoire de Baiser mortel. La production musicale souligne la tonalité grave de la voix de la rappeuse, faisant une belle entrée en matière. Sur presque toutes ses interventions, Lala &ce est teintée d’un son sépulcral et légèrement onirique, incarnant parfaitement son personnage.

Les voix douces, éthérées et presque fluettes de Jäde et BabySolo33 donnent d’ailleurs un contraste saisissant face aux sonorités de la Mort. Intéressant de noter qu’elles en sont symboliquement les proies, les cibles de son amour. Difficile, sans avoir vu la pièce, de savoir ce qu’était le scénario exact. Mais à l’écoute de la bande-son, on sent une différence marquée entre les tonalités graves de la Mort et celles de ses potentielles victimes, y compris Le Diouck, bien plus marqué dans les aigus.

Partout dans le projet, la Mort, même si elle descend auprès d’eux, surplombe les mortels et leurs sentiments. Dès le morceau Rose, le sort de BabySolo33 est très vite réglé : « Son corps ne brûle pas encore […] Si elle me laisse me rapprocher, ne serait-ce qu’un petit peu […] Je pourrai bien mieux briser son petit cœur » (« bien mieux » que l’ex de BabySolo33 dans le scénario). Ce qu’on peut saluer dans ce disque, c’est que les couplets de Lala &ce témoignent de sa force destructrice sur Terre : « J’fous l’désordre, j’suis pas désolée » (Gelati), « J’brise son cœur parce qu’elle le veut » (Debout).

La destruction se voit dans toutes les relations amoureuses évoquées sur piste. Si vous aimez la musique de Jäde ou de BabySolo33, c’est, dans les thématiques, dans la pure continuité de ce qu’elles font déjà en solo. Libre à vous de voir si vous y êtes réceptif ou non : mais force est de constater que c’est un casting idéal pour évoquer cela. On pourrait même rêver d’une version étendue de l’album incluant Squidji, Luidji ou même Joanna, qui ont tous trois sorti des albums narratifs liés à des questions amoureuses.

Par association d’idée, l’album rappelle ce magnifique tableau du Caravage, L’Amour Victorieux. L’Amour, sous les traits d’un Cupidon adolescent, foule du pied les artefacts des sciences et des arts (outils de géométrie, instruments de musique…). L’idée est claire : l’amour est victorieux sur toutes les autres occupations humaines. Dans Baiser mortel, c’est Lala &ce qui piétine tout ce qui s’oppose à elle, sous l’impulsion passionnelle. Bon, sauf qu’elle ne se balade pas nue – plutôt en vêtements de marque – mais on s’égare.

Caravage, L’Amour victorieux, huile sur toile, vers 1601-1602.

Mettre l’amo(u)r(t) en musique

Low Jack a construit de nombreux morceaux autour de basses très sourdes, très amples, comme dans le single sorti avant l’album, Debout. Elles marquent le rythme de nombreuses compositions, sur lesquelles viennent se poser les voix des interprètes. Évidemment, le bagage artistique de Low Jack le conduit à proposer des productions relativement différentes de ce qui se fait en ce moment dans le rap mainstream. Sans être absolument novateur dans les sonorités, l’album brille par cette singularité.

Ce qu’on peut lui reprocher en revanche, c’est de n’être pas tout à fait homogène. On se demande si, musicalement, un morceau comme Aidée ne nuit pas un peu à la cohérence générale. Au bénéfice du doute, il est aussi possible que le morceau représente un moment bien précis du spectacle, auquel cas il aurait sa place en son sein.

Si l’on omet quelques morceaux inégaux, l’album s’écoute parfaitement du début à la fin, aidé en cela par les petites incursions narratives de Lala &ce. Surtout, on sent la synergie entre les artistes présents. Tous y livrent des prestations vraiment intéressantes, et les productions de Low Jack sont autant d’écrins pour cela. Babysolo33 brille particulièrement sur Rose et Lune, plus proche pour ce dernier de ce qu’elle fait déjà en solo. Si vous aimez Lala &ce, il faut évidemment écouter l’album, mais on ne peut que vous conseiller Top, sans doute parmi ses meilleurs morceaux. Quand on a autant d’énergie à atteindre à la fois le top du classement et les séances d’effeuillages (« Tombe le top, j’ai des étoiles sous mes pupilles / Direction le top, je veux plus voir ton haut »), on ne peut qu’applaudir.

« C’était parti pour une fessée, c’est devenu une caresse »

Au terme de l’album, la Mort a goûté à l’amour des mortels, et elle seule sait si elle y renoncera un jour. Sans être révolutionnaire – et personne n’a dit que c’était l’intention première – Baiser mortel est un projet intéressant, et mérite qu’on s’y attarde. C’est une curiosité, autant pour les amateurs de la musique des artistes présents, que pour ceux du rap français « d’avant-garde ». L’influence grandissante de la culture hip-hop dans les mondes de la mode et du théâtre n’est plus à prouver, et ce projet s’adresse aussi à ce public.

En revanche, c’est un reproche que l’on fait rarement aux albums, mais on regrette tout de même un projet un peu court, laissant sur sa faim. S’il vous plait, Low Jack et toute l’équipe, faites une version étendue – on a déjà proposé des noms, mais vous êtes force de proposition. On vous en sera reconnaissant.

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