On a souvent décrit le rap – à raison – comme une musique très, voire trop, codifiée. Inutile ici de rappeler la pléthore de phrases, de morceaux et de déclarations qui visent à graver dans le marbre ce que « devrait » être le rap. Un art politique, un art masculin, hétérosexuel, vindicatif, technique, authentique, populaire… Les qualificatifs pleuvent et abondent.
Le rap, une musique très codée
Et à travers eux, on a souvent interdit l’accès du rap aux femmes – parfois même volontairement. Ce bannissement presque formel, il vient parfois des protagonistes de la scène, mais aussi des auditeurs. C’est ce que représente ( peut-être un peu grossièrement) une des scènes de l’introduction du documentaire Reines, pour l’amour du rap, centré sur les artistes Chilla, Davinhor, Le Juiice, Vicky R et Bianca Costa. Dans la première séquence à Skyrock, un auditeur appelle pour dire tout son désamour envers le rap fait par des « meufs ». Symboliquement, cet auditeur incarne ce qui s’est longtemps dit sur les premières rappeuses : pas assez crédible, pas assez « street » ou au contraire trop « garçon manqué » – ce qu’on a beaucoup reproché à Diam’s dans la première partie de sa carrière par exemple.
Aujourd’hui, les rappeuses françaises semblent faire face à de nouvelles tentatives visant à les ranger dans de grandes catégories, mais ces dernières ont simplement évoluées. On les classe maintenant en féministes ou non, engagées ou non, ouvertes aux causes intersectionnelles ou non, au risque de bien souvent les réduire à cela. Chilla notamment, a longtemps été caractérisée comme telle, du fait de ses morceaux #Balancetonporc et si j’étais un homme.
Dans le documentaire Reines, elle évoque, dans une discussion avec son producteur Tefa, sa volonté de ne plus être résumée uniquement à cet aspect, alors même qu’elle porte toujours ces combats. Simplement, à trop vouloir catégoriser, on simplifie à outrance. Et on oublie tout ce qui ne rentre pas dans nos cases étriquées.
De même, on a souvent résumé Lala &ce à ses textes où elle évoque ses amours saphiques, et on peut comprendre qu’elle n’apprécie pas nécessairement y être réduite. En démontre par exemple ses propos dans l’émission de Mehdi Maïzi, Le Code, ou encore cette interview où l’interviewer de Couleur 3 peine à faire parler Lala &ce sur le fait que ses textes puissent avoir un caractère libérateur ou révolutionnaire au sein même du rap.
On commente à tort les artistes féminines comme étant mues par une nécessité implacable de parler uniquement d’amour, de féminisme, de relations hommes-femmes, etc. Mais c’est déjà projeter sur ces artistes des clichés que d’agir de la sorte. En somme, laissons les faire ce qu’elles veulent, et analysons le produit de leur réactualisation des codes du rap.
Une érotique ré-appropriée
D’abord, les rappeuses ont investi dans leur écriture les thèmes affectifs et sexuels. Pour ce qui est de l’amour et des relations amoureuses, le thème est aussi ancien que la musique elle-même.
Mais le plaisir charnel, dans leurs textes, révèle des acceptions musicales bien plus actuelles. De plus en plus d’artistes utilisent ainsi des descriptions plus ou moins crues des relations érotiques, voir sexuelles dans leurs chansons, et viennent redéfinir les contours de ce que l’on a l’habitude d’entendre en rap.
Evacuons d’ailleurs tout de suite la critique qui voudrait que le rap soit à ce sujet devenu simplement plus cru, plus vulgaire. Dans ce que font les rappeuses au sujet du plaisir du corps, il y a de tout. Des paroles érotiques, implicites, qui cachent volontairement les mots que l’on n’a pas l’habitude d’entendre, comme dans ce morceau de Joanna, où elle remplace certains termes par des onomatopées :
« Trois heures du mat, je me réveille. La tension est trop, mmh… Je m’imagine ton corps, je me sens, mmh… (…) Je glisse mes doigts sur ta oh »
Sur ton corps (le sexe), Joanna
Pareillement, sans trop en dire, Aya Nakamura a fait un morceau entier, Préféré, avec Oboy, dont le refrain est ouvertement érotique : « Tu connais toutes mes positions préférées / Tu me dis, « c’est toi la boss, Aya, eh » / Dans ce domaine-là, personne peut m’déléguer / Ouais, toutes les positions préférées ». Et la liste pourrait encore s’allonger, prouvant s’il le fallait l’importance aujourd’hui des thèmes érotiques dans le rap français.
Mais des choses bien plus directes ont aussi été produites. Mention spéciale au morceau BZ de Squidji et Lala &ce, où les deux jouent aux players couchant avec un maximum de personnes. On y entend notamment Lala dire : « Tout est flou, je crois que tout est possible / J’pense qu’à la soulever / J’suis dans le club et cette bitch s’égosille / Moi pas parler / J’crois que ses titties font le langage des signes ».
Dans le même ordre d’idée, Yseult a chanté, sur +Mélange avec Ichon : « Fessier XXL à l’horizontal / Nos parfums se mélangent / Babe, ça m’excite / J’te caresse doucement / Plein fard dans la street / Freine ça va trop vite / Bisous, cuni, coco, Hennessy / Bisous, cuni, coco, Hennessy ». Et ce, dans un titre qui ne laisse que peu de place au doute quand au thème général. Bien qu’Yseult ne soit pas une rappeuse, ses connexions et inspirations en sont proches.
Voilà donc, sans doute, la première grande contribution des artistes féminines au sein du rap français : se ré-attribuer le discours sur le sexe, trop longtemps dominé par la gente masculine. Mais pour les puritains, ne vous inquiétez pas, elles ont aussi parlé d’amour, avec un grand A.
De l’Amour aux amours
Déjà, la diversité des formes dans lesquelles s’expriment ces relations amoureuses fait plaisir à entendre. In Luv Again, morceau dans lequel Lala &ce, l’expression de l’amour se fait sur rythmes de claviers et de percussions très oniriques, ne rajoutant une rythmique très marquée que pour inciter à la danse et aux sonorités propre à l’album de l’artiste.
Mais cela n’a rien à voir avec Ich Liebe Dich de Shay, où elle pose son élocution légèrement réverbérée sur une production qui enveloppe sensuellement sa voix et invite à y voir des tonalités nocturnes. D’ailleurs, une percussion plutôt aiguë, lancinante, relance l’auditeur vers cette idée, comme une sirène lointaine dans la nuit…
Ajoutons à cela le morceau Bisous de Jäde où la topline est appuyée par des grosses percussions bien rondes, la voix de Zinée rendue extrêmement aiguë par les effets sonores sur Minitel, le tube aux sonorités plus classiques de DAVINHOR, L’amour ça fait mal, et vous aurez une idée plus claire de cette diversité musicale dans laquelle s’exprime l’amour chez les rappeuses françaises.
Par ailleurs, s’expriment à travers ces artistes des propos encore rarement entendus dans le rap – et la musique française en générale.
Là est la vraie innovation : la diversification des points de vue et des énonciations.
On a des figures plus amoureuses que jamais, comme Zinée sur Minitel et Même pas mal, ou Lala &ce sur Show me love et Sous tes lèvres. Mais on a aussi des meufs en position de force, se jouant des hommes ou de leurs partenaires. Et Shay est très très crédible dans ce personnage, qu’elle déploie sur tout son album Antidote. Les paroles d’Ich Liebe Dich en sont d’ailleurs l’expression la plus claire :
« Tu n’seras jamais au niveau et j’serai même pas désolée / Pour m’bigo, pour les pixels, répertoire a pris du standing / Si j’pars combien d’larmes viendront-ils essorer ? (…) J’ai envie de te dire / Ich liebe dich / Quand tu ne parles pas, quand tu fermes ta bouche ».
C’est ce que Shay appelle une jolie garce, du nom de son premier album. Femme séductrice, joueuse, mais fondamentalement détachée des partenaires amoureux. Mais il n’y a pas qu’elle, y compris hors du rap. Jäde a aussi beaucoup joué ce personnage dans ses couplets, comme sur le récent Palace au sein de l’album de EDGE. Sur l’album de Squidji, elle y joue même la fille dont le rappeur tombe amoureux, elle assurée, le faisant rentrer en boîte de nuit, et lui, timide et maladroit.
Les nouvelles CEO : de l’argent et du succès
On a dit ici le mal que l’on pensait des articles réduisant les artistes féminines aux thèmes amoureux et affectifs, ne commettons donc pas cet impair. D’autant plus qu’il y a des choses intéressantes à relever dans ce que les rappeuses disent du succès, du rapport à la réussite et aux valeurs qu’on y associe. Déjà, contrairement à ce que dit l’auditeur du début du documentaire Reines, rien n’interdit aux rappeuses de jouer aux grossistes, aux matérialistes, et elles le savent mieux que nous.
À ce jeu, les plus impressionnantes sont sans doute Le Juiice, DAVINHOR ou Meryl, dont le projet Jours avant caviar donne justement le ton. Voilà des artistes tournées ostensiblement vers la maille. Le vocabulaire y est celui du charbon, et les productions, très énergétiques, témoignent une volonté d’affirmer sa puissance, son travail, sa détermination.
Écoutez Fais les sous de DAVINHOR ou TCQDOF (tout ce qu’on dit, on fait) de Meryl, et vous comprendrez directement de quelle énergie il est question.
Et franchement, les paroles laissent peu de place à une mauvaise interprétation de leurs ambitions :
« On m’la fait pas à moi gros, j’peux t’faire bosser donc cesse / J’ai mis son compte à poil, j’aime pas négocier, j’évite les procès / Même joueurs de l’Inter savent comment j’procède / Flow rare comme un Français avec gros sexe »
Fais les sous, DAVINHOR
« Tu manques de respect tu vas goûter l’sol / Avec moi mâle dominant devient docile / Tu veux mon num c’est mort, on travaille pendant qu’tu dors / ‘prends la prod’ à bras le corps, en tableau maman veut le disque d’or »
Trap Mama, Le Juiice
Tout cela va de paire avec des évocations du labeur qu’il y a derrière leur art. Meryl notamment, en parle longuement sur certains de ses morceaux, elle qui a par ailleurs été toplineuse pour d’autres, avant de se lancer en solo. Mais elle n’est pas la seule, et les mentions de cet imaginaire du travail sont très présentes au cœur des textes de plusieurs rappeuses.
Le Juiice par exemple, s’identifie à « Jeune CEO » sur le morceau éponyme, développant ainsi l’idée d’une businesswoman attachée à une rigueur et à une efficacité très capitaliste.
Ce qu’il faut dire en outre, en termes de code, c’est que ces rappeuses se sont appropriées tous le lexique utilisé habituellement par les mecs du game. Tout l’imaginaire de l’argent, des gros gamos et des armes y passe évidemment. Mais plus singulièrement, elles viennent se ré-approprier le langage. Le champ lexical, surexploité dans le rap, des titres de noblesse « roi », « duc », « couronne », trône », est ici réutilisé et modifié, avec brio.
Le documentaire Reines, déjà, en donne un bon exemple par son titre. Mais on a aussi cette phrase, sur ONONO, le feat entre Meryl et Le Juiice : « On fait pas les bonhommes, c’est nous les reines, ils n’ont pas l’habitude ». Dans la même idée, Zinée dit ça, sur Agrafe : « j’suis bientôt la reine de ce pays de plouc / Je reprends mon royaume je les déshérite tous ». Partout, on voit ces voix nouvelles réinvestir ce champ lexical de la royauté, des dorures et des titres de noblesse.
Conclusion sur le « son d’après » :
Alors, que retenir de cette analyse ? Sans doute que le rap game est traversé de changements profonds dans ses codes mêmes, et que ces nouvelles artistes en sont des vecteurs privilégiés. Ces changements ne sont pas dans les flows ou dans les productions musicales, mais bien d’un autre ordre. Spécifiquement, cela se passe dans les personnages que proposent les rappeuses, mais aussi et surtout dans la multiplication des énonciations.
Le rap devient profondément polyphonique : on y entend enfin des voix plurielles, éloignés des archétypes de cette musique!
« Le son d’après », pour emprunter cette idée à Lala &ce, il est sans doute à chercher dans ces frontières toujours plus ténues entre les genres musicaux. On a pu parler ici de Jäde, qui vient proposer des incursions de sa pop dans les univers rap. Mais il faut mentionner aussi le travail de Chris, qui avait signé sous son nom Christine and the Queen un feat avec Booba, Here. Joanna également, œuvre beaucoup dans ce sens d’un mariage entre le rap et la musique française, notamment sur son album Sérotonine (chroniqué ici).
On sait que ce mouvement est d’ampleur mondial, dont Billie Eilish, Lil Nas X, Frank Ocean ou Young M.A sont des figures musicales explicitement identifiées. La musique n’œuvrant pas en vase clos, loin de la société, il va sans dire que des parallèles avec ce qui traverse aujourd’hui le monde de la mode et des arts en général sont à faire, et il faudra suivre cela de près. La révolution esthétique est peut-être plus proche que l’on ne le croit…