Les échanges avec des artistes (créant derrière un micro ou derrière des machines) sont toujours des moments passionnants, permettant de mieux comprendre les inspirations, les séquences de travail et les obstacles qui jalonnent la réalisation de projets musicaux. Les discussions avec des professionnel.le.s du secteur (chargé.e.s de direction artistique, de production, de communication, de booking, etc.), plus rares dans les médias spé, sont tout aussi riches d’enseignements : en évoquant les détails techniques, les prises de contact et les galères qui sous-tendent le lancement d’un projet rap, c’est une part méconnue du processus de création qui est mise en lumière.
Apporter un tel éclairage, c’est précisément ce à quoi s’attèle l’interview qui suit. En matière de complexité organisationnelle, de contacts féconds et de bouillonnement créatif, on peut dire que les participant.e.s au projet Latitude 45 ont été servi.e.s : réunissant des artistes de Lyon et de Montréal autour d’un EP sept titres (sorti au mois de septembre) et de plusieurs dates de concert, cette aventure lancée en terre gone nous est racontée par une instigatrice (Céline Frezza) et un instigateur (Ludovic Martinotti). Bonne lecture !
[LREF] : Bonjour à vous deux ! Est-ce que vous pouvez vous présenter, et présenter les structures auxquelles vous appartenez ?
[Céline Frezza, par la suite C. F.] Je m’appelle Céline Frezza, je suis directrice artistique du label Galant Records, branche Hip-Hop du label lyonnais Jarring Effects. Parallèlement à ça je suis ingénieure du son au studio Rumble Inn et je gère parfois du suivi de projets.
[Ludovic Martinotti, par la suite L. M.] Je suis Ludo Martinotti, booker pour Mediatone Booking. Notre branche accompagne des artistes lyonnais au sein de l’association Mediatone, qui organise plus de 80 concerts et festivals par an, du rap à l’électro en passant par le rock.
Pouvez-vous nous dire quel est votre rôle respectif dans la construction du projet Latitude 45 ?
[C. F.] Je suis plutôt sur la partie disque. Après qu’on ait sélectionné les artistes, c’est le plus souvent moi qui les ai contacté pour les faire participer au projet, les mettre en contact, leur faire choisir une prod et faire en sorte qu’ils rendent la track à temps. Je mixe ensuite la track puis je l’envoie au mastering. J’ai aussi fait du suivi de projet avec l’ensemble des structures impliquées : Galant Records, Mediatone, High-lo et Hydrophonik.
[L. M.] Le projet se découpe en deux temps. Un premier temps « phonogramme » où Céline a pris la main sur le suivi et la gestion de projet, et un temps « tournée » avec des dates annoncées à la fin de l’été. Je m’occupe plutôt de cet aspect, en cherchant des financements rendant possible cette tournée, en collaboration avec la branche booking du label montréalais Hydrophonik.
Est-ce que vous pouvez nous donner des explications sur le nom « Latitude 45 » et sur les ambitions du projet ?
[C. F.] Le nom, c’est un coup de génie de Ludo !
[L. M.] En renversant un globe en soirée, je me suis rendu compte que les villes de Lyon et Montréal étaient à peu près sur la même latitude. On a vérifié sur Google et on a vu que c’était la latitude 45, même si techniquement Lyon est sur la latitude 45,8 et Montréal sur la 45,1. Mais Wikipédia retient la latitude 45 pour les deux villes, donc retenons ce que dit Wikipédia !
Latitude 45 découle d’un constat professionnel fait par les membres de Galant Records, High-lo et Mediatone, à savoir que ce sont surtout les artistes émergents qui ont pris le coup le plus dur avec le Covid. Ce sont des artistes qui se projetaient sur un développement de tournée, de carrière et ont pris un gros stop. Beaucoup ont abandonné, et l’idée avec Latitude 45 c’était d’aider et d’accompagner ce type d’artistes sur un projet un peu classe, leur tendre une corde pour passer ce moment et garder une énergie créative en se disant : « le Covid nous empêche de tourner mais pas de créer ». On a réussi à créer cette dynamique, sortir du Covid avec en vue une période de tournée, donc on est contents !
Avec quelles structures québecoises avez-vous interagi ?
[C. F.] Hydrophonik est vraiment le co-producteur, c’est un sous-label d’Indica, qui est un vieux label montréalais plutôt orienté rock. On a aussi rencontré le label Cartel, label de Calamine [dont on vous parle ICI, ndlr], rappeuse montante au Québec, qui a fait le MaMA et les Inouis du Printemps de Bourges.
[L. M.] On a aussi eu un échange en visio avec les gens du label 7eme Ciel [label des rappeurs Koriass, Fouki ou encore Obia Le Chef, ndlr], mais ils n’étaient pas très intéressés par le projet, sans doute du fait qu’ils n’ont pas dans l’idée de signer de jeunes artistes émergent.e.s.
La sélection des rappeur.euse.s et des beatmakers était-elle uniquement destinée à des artistes émergent.e.s ou était-elle plus large au départ ?
[C. F.] On ne visait que des artistes en développement. De base, chaque structure participante a un peu amené « ses » artistes. L’idée était vraiment de mettre en lumière des artistes émergent.e.s, en respectant au mieux la parité. Ensuite, on a fait du digging traditionnel sur YouTube et on a écrit aux artistes qui nous ont plu. Une des difficulté avec les artistes émergent.e.s, c’est qu’il est parfois difficile de trouver leur contact, ils et elles ne sont pas forcément structuré.es. Sur la longue liste qu’on avait établi, plusieurs artistes n’ont pas donné de réponse, ceux et celles qui ont dit oui ont été intégré.es au projet.
Quelles sont les difficultés spécifiques quand on organise un projet comme cela, avec une telle distance géographique entre les artistes ?
[L. M.] Les semaines écoulées entre chaque mail. Laisser une semaine entre chaque mail tue un peu la dynamique du projet. Je pense que si nous n’étions pas allé.e.s à Montréal, le projet ne serait jamais sorti.
[C. F.] Trois groupes / entités de Montréal sont venus à Lyon : L.Teez, Dope Gng et Maky Lavender. Cela fait quand même du lien, et au final c’est avec ces groupes qu’il a été le plus facile de communiquer. Mine de rien, c’est cool de faire des trucs à distance, mais c’est quand on se voit qu’on se fait confiance. Quand tu écris aux gens, ils regardent sur Facebook, voient que tu es une petite structure, cela complique les choses.
[L. M.] Comme on écrivait à des artistes émergent.e.s, on avait une étiquette de professionnel.le.s, ce qui pouvait provoquer des questionnements chez elles et eux : « c’est qui ces pro qui s’intéressent à moi ? », « est-ce que je suis légitime ? », etc. C’est une difficulté que j’ai ressenti avec les artistes lyonnais.e.s. Les premiers contacts étaient un peu froids, certaine.es ne comprenaient pas pourquoi des pro qui ne s’étaient jamais intéressé.e.s à leur travail commençaient à le faire pendant le Covid. Vu la distance initiale avec des artistes de Lyon, tu imagines comment cela pouvait être avec les artistes de Montréal !
[C. F.] Ce n’est pas le premier projet international auquel je participe, mais j’avoue avoir été un peu étonnée de la difficulté qu’on a rencontré pour mettre sur pied Latitude 45. Pour moi, un couplet de rappeur est quand même quelque chose d’assez rapide à faire, mais sans doute que la distance a rajouté de la complexité. On voit que le fait d’amener des artistes en studio rend le truc concret, cela facilite les choses. Le contact humain reste central, et au final c’est plutôt rassurant.
[L. M.] Et on l’a quand même fait ! On a quatre morceaux avec un.e artiste de Lyon et un.e artiste de Montréal, qui ont pu échanger sur tout le processus de création. On a aussi deux morceaux qui croisent des duos lyonnais ou montréalais avec des beatmakers de l’autre ville. Forcément, le processus de création a été plus rapide pour ces morceaux-là.
Comment ont été choisies les associations entre les différent.e.s artistes ?
[C.F.] Comme on avait six ou sept artistes de chaque ville, le plus souvent on a fait des propositions. Certaines associations étaient évidentes, comme David Campana et Tejdeen, ou Quiet Mike (producteur de Fouki) avec Ebony’T. Au final, les collaborations se sont faites assez naturellement, comme celle entre Cyrious et L.Teez.
[L. M.] Certaines propositions n’ont pas abouti car un artiste n’était pas chaud. On essayait à chaque fois d’en rediscuter avec lui et de comprendre. On voulait notamment mettre un.e artiste anglophone sur la compilation, mais on s’est rendu compte que les artistes montréalais.e.s voulaient profiter de la compilation pour poser en français.
Pour rebondir là-dessus : est-ce que la question de la langue (faire un projet entièrement francophone ou mixte) s’est posée ?
[C. F.] A la base, on voulait un projet essentiellement francophone. Mais comme au Québec les gens parlent les deux langues, c’était un peu illusoire. On avait une projection française, qui ne collait pas à la réalité là-bas : les artistes jouent constamment avec les deux langues, c’est d’ailleurs ce qui fait la particularité et la saveur du rap québecois.
[L. M.] On voulait surtout que des artistes lyonnais puissent se confronter à une culture, une façon de rapper, une pratique artistique différentes. Au final, parmi les québecois.es, seuls L.Teez et Maky Lavender rappent 100% en anglais. De l’autre côté, Ebony’T a également fait un couplet en anglais, ce qui est marrant parce ce que ce sont des lyonnaises qui d’habitude ne rappent qu’en français.
Est-ce qu’il y avait, au-delà du « coup de pouce » donné à des artistes émergent.e.s, une volonté de votre part de faire rayonner la scène rap lyonnaise, ou du moins d’aider à sa structuration ?
[C. F.] Cette idée serait plus celle de l’association Mediatone, que représente Ludo, car chez Jarring Effects nous sommes plus tourné.e.s vers l’international, même si nous avons quelques artistes de Lyon. C’est donc plus l’aspect crossover international qui nous intéressait.
[L. M.] Ce n’était pas forcément l’objectif, mais j’espère que cela produira quand même un petit effet de structuration. Derrière ce projet, il y a aussi la volonté de montrer que le fait de réussir dans le rap ne passe pas nécessairement par Paris. Le message est un peu : « ne regardez pas seulement ce qu’il se passe à Paris, regardez aussi ce qu’il se passe à l’échelle de la France et à l’échelle de la francophonie en général ».
J’ai l’impression que cela fait tout de même un moment que des médias français (je pense notamment à Grünt) s’intéressent aux autres scènes francophones (Québec, Côte d’Ivoire, Sénégal…), sans que cela « prenne » vraiment. Qu’en pensez-vous ?
[C. F.] La rencontre entre un.e ou des artiste(s) et un public est quelque chose qui tombe un peu du ciel. Il faut avoir l’humilité de se dire qu’il y a des choses qu’on ne maîtrise pas. Si ça se trouve, un beau jour, alors que cela fait dix ans qu’on parle du rap montréalais, celui-ci va complètement exploser en France, mais c’est aléatoire, c’est une question de timing.
Est-ce que les artistes de Montréal connaissaient Lyon en tant que scène rap ?
[L. M.] On nous a un peu parlé de Zeguerre et de Lyonzon, mais les montréalais.e.s n’identifiaient pas Lyon comme une grosse scène rap, alors qu’elle est dynamique, que le public rap à Lyon est très important et qu’il y a sans doute plus de concerts de rap à Lyon qu’à Marseille.
[C. F.] Mais il n’y a pas de figure emblématique du rap à Lyon comme il peut y en avoir à Paris ou à Marseille.
Et inversement, est-ce que les artistes de Lyon ont une connaissance de ce qui se fait en rap à Montréal et au Québec ?
[C.F.] Vax1 connaissait par exemple Alaclair Ensemble. Ce qu’on connait ici du rap québecois se limite à quelques artistes : Alaclair Ensemble, Fouki… il n’y a pas grand monde qui identifie la scène underground qu’on est allé fouiller. Comme on est allé à Montréal pendant le Covid, il était difficile de découvrir du monde sur place, les concerts n’ayant pas encore repris. On avait donc sélectionné pas mal de noms au préalable, dont beaucoup de rappeuses.
Vu d’ici, la scène rap québecoise paraît plus ouverte aux femmes et plus impliquée dans les questionnements autour des stéréotypes de genre que la scène française. Est-ce que c’est un décalage que vous avez ressenti ?
[L. M.] Il y a pas mal de rappeuses à Montréal, alors qu’à Lyon il y en a assez peu.
[C. F.] Il y a une influence R’n’b assez forte en Amérique du Nord, un certain nombre des artistes féminines qu’on avait repéré à Montréal étaient dans cet entre-deux R’n’b / rap. Surtout, les rappeuses québecoises gagnent assez vite une bonne visibilité, à l’image de Calamine, qui en plus fait un rap engagé.
De façon plus générale : qu’avez-vous pensé de la scène québecoise ?
[L. M.] Ce qui m’a surtout marqué, ce sont les différences professionnelles entre la France et le Canada. Ici, les gens ont compris qu’il fallait tourner pour vivre de la musique, grâce à l’intermittence et aux droits SACEM. Là-bas, comme il n’y a pas l’intermittence, l’accès à la professionnalisation est très différent, quasiment tous.tes les artistes qu’on a rencontré ont un manager et un éditeur, mais aucun tourneur.
[C. F.] Les aides publiques sont quand même présentes au Québec. Mais une autre différence, c’est la taille du territoire. Le Québec est une région assez petite, avec une population majoritairement blanche : les problèmes de développement pour les artistes se posent plus en termes raciaux que genrés finalement. On nous a expliqué que le Québec restait très nationaliste, francophone et blanc. Montréal est une goutte d’eau au milieu d’un territoire difficile à aller chercher pour des artistes racisé.e.s. C’est une différence avec la France où le rap est devenu hyper mainstream, il passe sur France Inter ! Pour les artistes québecois.e.s qui veulent sortir de Montréal, il est parfois compliqué de trouver des dates, ils et elles ressentent la difficulté de sortir de leur communauté. D’un côté, ils et elles ont du mal à se développer à l’échelle du Québec (pour les raisons évoquées plus haut), et en même temps à l’échelle de l’Amérique du Nord la concurrence est folle. C’est pour cela qu’à mon avis il est dans leur intérêt d' »envahir » la France comme les Belges l’ont fait il y a quelques années.

Les rappeurs lyonnais Cyrious (à droite) et LOURS (à gauche), sur la scène de Bizarre! le 8 octobre dernier, dans le cadre du concert réunissant les artistes du projet Latitude 45 (photographie : Marion Tremblett)
Vous avez évoqué la mise en place d’une tournée autour du projet en début d’interview, pouvez-vous nous en dire plus ?
[C. F.] On a déjà accueilli trois artistes montréalais.e.s, pour qui ont été prévues des dates et des séances en studio. Il y aura une autre session de live à Bizarre [salle de concert spécialisée dans le Hip-Hop à Vénissieux, dans la banlieue Est de Lyon, ndlr] à l’automne. On espère aussi en faire venir sur le MaMA Festival.
[L. M.] On va essayer de faire en sorte que tous.tes les montréalais.e.s rencontrent des lyonnais.e.s, et inversement. Le but est donc de ramener quelques lyonnais.e.s à Montréal, mais l’économie comme l’écologie font qu’on ne pourra amener dix artistes d’ici au Canada. En gros, il n’est pas prévu de faire une énorme scène avec tous.tes les artistes du projet, ce n’est pas réalisable. Mais la virgule du projet se fera à Bizarre, en terre lyonnaise, avec tous.tes les artistes de Lyon et quelques-un.e.s de Montréal.
Le fait qu’on aille au Québec avec des artistes lyonnais.e.s va permettre aux rappeur.euse.s montréalais.e.s du projet de faire des festivals qui sont prescripteurs au niveau des professionnel.le.s, ce qui est un engagement qu’on avait pris auprès de ces artistes émergent.e.s. Le but avec l’EP n’est pas de faire disque d’or, mais d’ouvrir à ces artistes les portes d’un réseau, de se faire repérer.
Merci pour votre temps et bravo pour ce beau projet ! Un mot de la fin ?
[L. M.] Le projet Latitude 45 va trouver son aboutissement cet automne, mais l’idée c’est qu’il soit une passerelle : si des gens nous lisent, découvrent le projet et sont chauds de créer des choses dans sa continuité, la porte est ouverte, le travail de défrichage a été fait !