Lala&ce et Freeze Corleone ont, de par leur succès, débordé la case « rap de niche » à laquelle ils semblaient voués à être cantonné. Leur évolution divergente mérite qu’on la retrace, de leur socle commun à leurs représentations genrées et artistiques contradictoires.
La trajectoire d’un artiste peut parfois faire oublier l’environnement dans lequel il a débuté. Les chemins parfois divergents empruntés par des rappeurs un temps proches rappellent la contingence d’une carrière musicale. Les discographies si éloignées de Ali et Booba après le succès de Mauvais Œil en sont le meilleur exemple…
Ensemble, des figures du 667
Durant la première moitié de la décennie 2010, les morceaux d’un mystérieux collectif florissaient sur Soundcloud.
Une décennie plus tard, début de la décennie 2020, deux de ses membres étaient consacrés par la critique.
Le premier triompha en remettant au goût du jour un rap lesté d’autotunes et de refrains chantés, via une proposition sombre et volontairement hermétique. Quelques mois plus tard, dans une moindre mesure certes, la seconde reçut les louanges de la presse spécialisée et même au-delà, avec une recette aux antipodes du premier.

Si Lala&ce a entre-temps rompu avec le collectif du 667, il parait aujourd’hui surprenant de se souvenir qu’elle en a fait partie. Et pourtant, du temps où l’autrice du Son d’après se faisait encore s/o par Freeze, elle semblait pleinement intégrée à l’univers du collectif : même attrait pour les psychotropes, même diction nonchalante inspirée du Chopped & Screwed, même discrétion sur sa vie intime, même origine sociale, même fierté africaine.
La suite de sa carrière allait néanmoins s’opérer en rupture avec le 667, et même à son encontre. En effet, l’esthétique de la lyonnaise d’origine allie un imaginaire que l’on qualifiera de queer, à contre-courant de la masculinité traditionnelle des membres de la secte.
Cet article se propose de revenir sur l’évolution respective de Lala&ce et de Freeze Corleone. En partant d’un moment de leur carrière similaire, la période de leur exposition sur Soundcloud, nous reviendrons sur ce qui en reste. Il s’agira ensuite de montrer comment l’évolution esthétique de l’une et l’autre s’effectue notamment sur des représentations genrées contradictoires. Alors que la première renverse la binarité de genre inhérente à la majorité des productions rap, le second élabore une esthétique liant masculinité et authenticité artistique. Ces deux archétypes offrent un aperçu de la pluralité des discours et des symboles dans un rap francophone en pleine mutation.
Aux origines du 667
La première apparition visuelle de Lala&ce au sein du collectif 667 remonte à 2015, avec le clip du morceau Chaque jour. On la retrouve au second couplet. Surtout, la mise en scène du clip renseigne déjà sur sa place dans un monde d’hommes. Le clip est monté selon un procédé assez classique : tourné dans une maison enfumée, la caméra branlante suit Freeze Corleone d’étages en étages. A chaque étage, un membre de la secte récite son couplet, le Chen effectuant la transition en étant lui-même au refrain.
Lala se situe dans une salle de bain, à côté d’une autre fille postée dans une baignoire de sang. Le décor projette une ambiance quelque peu anxiogène, en accord avec le propos hallucinogène de la fine équipe. Tout ceci est accentuée par la caméra filmant à « l’épaule », de façon fébrile. Surtout, cette caméra va effectuer un mouvement révélateur. Alors qu’elle suit Freeze dans l’escalier, elle bifurque vers la pièce où se trouvent Lala et l’autre fille. Une fois le couplet terminé, la caméra retrouve Freeze dans un nouveau plan, pour la dernière ascension de marches.
Ce découpage de l’espace, aussi peu intentionnel puisse-t-il être, n’évoque pas moins un découpage genré de l’espace. Comme si Lala, seule femme du collectif, était cantonnée hors de l’espace mais aussi hors du temps vis-à-vis du groupe. Certes, la dernière séquence, celle où rappe Norsacce Berlusconi, nous montre Lala au milieu de tous les autres membres, dissimulée dans le fond. Il n’empêche que cet « interlude » genré nous offre un aperçu de la place des femmes dans un monde masculin. Ici, ce n’est pas leur absence qui frappe, mais leur écart. D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait un hasard si l’autre fille n’apparait que le temps d’une scène avec Lala. A ce jour, les membres de la secte ne se mélangent pas, et à fortiori encore moins avec leurs homologues féminins.
L’état d’esprit Soundcloud
Si dès le départ, Lala ne fut jamais totalement à sa place, comme elle le dit en interview, cela ne veut pas pour autant dire qu’elle était exclue. On l’a déjà dit, tous les membres du collectif à l’époque se rejoignent sur certains aspects. Le 667, bien avant d’être une nébuleuse complotiste, demeure un collectif bousillé d’influences diverses, recrachées tout azimuts, mêlant parfaites connaissances des classiques et des avant-gardes.
Ce goût pour l’avant-garde se comprend aussi à la lueur de ce qu’à pu représenter Soundcloud pour leur génération. Plateforme musicale où règne le principe de « digger », qui consiste à naviguer jusqu’à tomber sur la perle rare, Soundcloud a popularisé une nouvelle vague d’artistes innovants. Au cœur de cet « état d’esprit Soundcloud » se retrouve un rap de niche, à la fois excentrique et initiatique, que le 667 a embrassé.
Lala affirmait (ici) s’y être immédiatement reconnu : « Musicalement parlant, on se rejoignait sur énormément de points sans même se connaître. ». Bien sûr, elle fut plus proche artistiquement d’un Jorrdee que d’un Norsacce. Toutefois, comment ne pas être frappé de la ressemblance entre son clip Cabriole 78 et le clip TX de Freeze ?
Outre la proximité purement musicale, les deux réalisations, tournées en intérieurs, faites de gros plans sur leur joint respectif, emploient à l’excès des effets visuels criards et surréalistes, histoire de confirmer l’onirisme de leur œuvre. Car sur le plan musicale, on retrouve ce même propos cryptique, conséquence physique de la boisson rose ou effet volontaire d’artistes aussi anticonformistes qu’insolents.
Une évolution musicale et visuelle
La suite de leurs carrières respectives allait s’opérer en rupture avec cette esthétique d’amateur inhérente à Soundcloud. La rupture visuelle s’est produite en même temps qu’une rupture musicale de part et d’autre. Toutefois, Lala&ce comme Freeze semblent avoir gardé quelque chose de cette période, à savoir l’excentricité.
Les rappeurs Soundcloud se distinguaient notamment par l’expression désinvolte de leur homosexualité (ou bi). Une expression que Lala reproduit dans ses textes et ses clips. De l’influence Soundcloud, elle a conservé un rapport décomplexé aux drogues. Musicalement, elle se distingue toujours par un flow nonchalant rempli d’anglicismes, naviguant entre trap, emodrill et mumble rap. Toutefois, elle s’est ouverte à d’autres sonorités (influences du dancehall ou des musiques africaines).
Une ouverture qui se traduit aussi dans son propos. Sans véritablement se livrer, elle s’est mise à davantage relater son mode de vie, souvent festif. La drogue y est récréative et les aventures fièvreuses. Elle glorifie son charme, corruptrice éhontée (« Je suis in love, je suis pas honnête« ) de femmes se croyant fidèles. Dealeuse d’amour en pocheton, bicraveuse de sentiments, Lala aka Lahoré incendie les spliffs et les cœurs avec la même allégresse.

Freeze de son côté, s’est en partie débarrassé de l’univers psychédélique pour n’en garder que l’apologie des drogues. Il a troqué la diction souvent lente et les lines répétitives pour une débit sec et des mesures tranchantes. Il a suivi la vague « drill », épaulé par un architecte sonore bientôt irremplaçable, Flem, lequel allait lui donner une unité dans ses instrus. Dans le même temps, il a accentué une formule plus traditionnelle, un rap de puriste dur et technique.
Ses textes ont gagné en épaisseur en même temps que son élocution devenait plus limpide et sa musique plus condensée. De Soundcloud, il est resté cette propension à rechercher la viralité, en basant sa communication sur les polémiques répétées. Freeze a poursuivi l’élaboration d’un discours multi-référencé, à la fois ésotérique et populaire. La description de son quotidien axé autour de la secte n’a pas faibli, renforçant l’idée qu’il évolue dans un monde exclusivement masculin.

Dès lors, l’évolution musicale de chacun a modifié le contenu des productions visuelles. Mieux, il semblerait que cette évolution se soit accompagnée d’un changement spatial. Les clips cloisonnés et opaques ont peu à peu été remplacé par des visuels en extérieur et soignés. Une nouvelle occupation de l’espace public, comme si en plus de prendre les charts il fallait prendre la rue, la ville, le monde.
Les membres du 667 ont quitté la traphouse. Freeze et le reste de son crew ont investi la rue, comme pour corroborer l’affirmation d’un rap authentique, affirmation sur laquelle nous reviendrons. Les derniers clips de Freeze ne brillent pas par leur originalité. Ils reproduisent une mise en scène éculée dans le rap, celle réunissant des hommes dans des lieux traditionnels : la rue, la voiture, le devant d’un immeuble.
De la même façon que les premiers clips du 667 singeaient ceux de Chief Keef, les plus récents reprennent les codes rebattus d’un Pop Smoke. Mais surtout, le mariage entre le son et le visuel s’opère sous un éclairage monochrome : sombre, froid, menaçant, mystérieux sous le masque devenu accessoire suggestif.
« Je me prends pour qui, bitch, je me prends pour moi«

Lala&ce, elle, est sortie du piège pour mieux se balader dans des endroits moins sombres ; le soleil orange et californien dans Wet, les hauteurs de la mer dans Amen, le souffre d’une boite de nuit dans Show me love. Des espaces aussi colorés qu’éclectiques, à l’instar de sa nouvelle formule artistique. Ses clips, tout comme celui de sa collaboration avec Rad Cartier et Nyokô Bokbaë, montrent une large diversité de représentations genrées. On y découvre des corps féminins, noirs, parfois queers, en bref des corps trop peu représentés à l’écran. Comme elle l’affirme en interview, sa volonté est « de dire que tu peux être une femme de cette façon-là aussi. De toutes les façons possibles ».
Elle-même brouille les pistes sur son identité. Elle se sert de l’androgynie autant qu’elle la repousse. Elle affirme en interview avoir souhaité rendre sa voix plus aiguë lors de ses débuts, afin de contrer les doutes sur sa féminité. Aujourd’hui, sa voix, traînante, devenue grave sous les coups du tabagisme, elle l’assume pleinement, à l’instar de son identité.
Dans le même temps, Lala se détourne d’une féminité longtemps hégémonique chez les rappeuses, la figure de la « bad bitch« . Ce trait hybride, « visuellement féminin mais rhétoriquement masculin« pour reprendre les termes de Keivan Djavadzaheh, a essaimé chez les rappeuses, de Lil Kim à Cardi B. Elle consiste en une tentative de réappropriation de la sexualité des femmes noires. Hypersexualisée et entreprenante, la bad bitch reprend les normes du gangsta-rap tout en les détournant en partie.
Lala&ce, tout en soulignant l’authenticité de cette posture, la contourne. Elle dit : » En tout cas, je crois qu’il y a un vrai renouveau chez les rappeuses. Qu’il y a plein de nouvelles artistes qui sortent de ce côté très sexualisé qu’on a longtemps vu « . A l’inverse d’une Lil Kim retournant le stigmate en se glissant dans la peau de la femme « objectivée », une Lala&ce se glisse dans la peau du rappeur.
Dans le clip de Wet, on la voit reproduire une mise en scène classique. Dans un décor paradisiaque, l’artiste flirte avec une femme, sexualisée, la muse habituelle de ce type de mise en scène. A l’exception que ce n’est pas l’habituel rappeur qui la convoite, mais la marchande de pétales roses.
» Je mets pas de vernis et je fais pas de teinture «
On l’a dit, les corps féminins sont absents des clips du 667, quel que soit leur représentation. Leur absence dans les clips n’est que la confirmation de ce qui est dit dans le texte, contrairement à PNL, où les femmes, figures centrales du texte, sont oubliées à l’image. Le 667 déploie sa masculinité sans les femmes, au contraire de l’esthétique du gangsta-rap, où les corps des femmes sont objectivés et montrés.
En outre, la mise en scène des corps masculins musclés et dénudés, souvent présente dans le gangsta, est refusée, Freeze préférant acheter des « guns que de pousser ». Freeze semble congédier toute forme de sexualisation, ne conservant de la masculinité que l’amitié virile. Et cette amitié virile se donne à voir dans l’éloge multiple et répété de la secte, du clan, véritable communauté homosociale.
Si les femmes sont absentes, à quoi renvoie le féminin pour Freeze ? S’il ne sert pas tant de faire-valoir au masculin, il est davantage dénoncé comme écran à l’authenticité. Cela passe par la répétition sémantique du gimmick pétasse, instrument de disqualification. Cela se prolonge lorsqu’il dit : « Je mets pas de vernis et je fais pas de teinture ». Freeze noue alors la masculinité avec une affirmation de pureté musicale.
Traditionnelle logique qui consiste à comparer la compromission artistique avec la fausseté du travestissement ou du maquillage. Les attributs féminins sont renvoyés au faux, au superficiel, au commercial selon un machisme standard. Dès lors, les autres mc’s « rappent avec du mascara » . Freeze prétend incarner le renouveau d’un rap traditionnel, loin des tendances actuelles (« Je les écoute pas, je les laisse faire de la Zumba« ), une « réaction à une forme de variétisation ambiante » pour reprendre les termes de Raphael Da Cruz.
De la même manière, Freeze ne danse pas « sur une table comme Pogba« , les concurrents ne sont que des « danseurs de Logobi« . Pas le temps pour la fête, la danse ou toute autre légèreté, seul compte le labeur viril. Même la consommation de drogue, excessive, n’a rien de festif. Le verre de lean sert moins à s’amuser qu’à prouver sa résistance (« Si tu t’allumes comme nous, tu peux faire des AVC« ). A la manière du bonhomme qui sait boire, le Chen a ceci de « vrai » et de « fort » qu’il sait se défoncer, contrairement aux autres ( « Il a voulu s’allumer comme moi, il a vite lacké « ). D’homme véritable à artiste véritable, la boucle est bouclé et les identités bien figées.
La force de narration du 667
Et pourtant, si Freeze mobilise un arsenal rhétorique articulant authenticité artistique et masculinité, s’il parvient à le rendre crédible, cela témoigne de sa grande force de narration. Une capacité qui lui a permis de s’ériger en légataire du rap de rue des années 2000. Un joli tour de force pour celui qui fit ses études dans un lycée privé.
Une force de narration dont dispose Lala&ce, laquelle a su avec brio, dans des clips léchés et des morceaux elliptiques, raconter d’autres corps, d’autres relations, d’autres identités. Son rap se veut plus inclusif et subversif des codes genrés traditionnels, dans la lignée d’autres artistes comme Ichon ou Méryl. Au final, c’est peut-être ce qui restera du 667, avatars francophones des rappeurs « Soundcloud », cette excentricité, cet art de se dés-identifier par le discours et l’image, pour Freeze le fils de prof se faisant successeur d’Alpha 5.20, pour Lala femme dans un monde d’hommes bouleversant les codes du genre.
Dès lors, leurs nouvelles identités sont mobilisés dans des luttes discursives qui les dépassent, sur l’identité du rap en lui-même, son essence ou son devenir. A l’heure de la démocratisation du rap, son accessibilité le rend d’autant plus perméable à toutes les modulations, et donc à toutes les définitions. La trajectoire des membres du 667 souligne la contingence d’une carrière artistique. Et l’influence du 667, aussi bénéfique que déplorable sur le rap, traduit la contingence de l’évolution de ce genre musical, investi par des forces aussi divergentes que multiples.

Super article !