Comment a pu s’écrire une page charnière de l’histoire du rap français dans une des villes les plus riches de France ? Retour sur l’ouvrage de Nicolas Rogès, Boulogne : une école du rap français aux éditions JC Lattès.
Les Sages Poètes de la Rue, Booba, Ali, LIM, Salif, Mo’vez Lang, Tuerie, … Autant de ducs, de papes, de kings, de rois avec ou sans couronnes, de monarques du rap passés par Boulogne. Si l’histoire du rap français est incontestablement liée à cette ville de la banlieue Ouest de Paris, le plus frappant est ailleurs.
Comment des artistes aux parcours supérieurs sans ParcourSup ont fait de Boulogne une terre de hip-hop évidente ? Comment, pendant une dizaine d’années, des hommes gravitant les uns autour des autres ont formé une école singulière, au sens esthétique comme éducatif ? Mais surtout, pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ?
1 Beat mais 2 Boulogne
Boulogne, dans un premier temps, tranche avec les autres territoires du rap francilien et ses imaginaires. Sociologiquement à des années lumières de bastions du rap comme Sevran ou Aulnay-sous-Bois, elle est une des villes les plus riches de France. Mais si on change d’échelle, de profondes inégalités se révèlent. Au Sud de la commune, se trouve la cité du Pont de Sèvres, quartier isolé qui ne fait pont avec d’autre espace que lui-même. Construites pendant les 30 Glorieuses pour loger les employés de l’usine Renault sur l’île Seguin, les grandes barres d’immeubles du Pont de Sèvres abritent des populations précaires pour la plupart issues de l’immigration.
La fermeture des usines en 1992 a renforcé le chômage et la précarité des habitants du Pont. Ces derniers sont isolés du reste des Boulonnais par ces criants écarts de richesses et l’urbanisme de la cité.

Ainsi, ce qui a réuni les artistes de l’école de Boulogne est avant tout une expérience socio-spatiale particulière : celle de vivre dans une ville fragmentée et inégalitaire. Concrètement, c’est y ressentir quotidiennement la violente différence avec Boulogne Nord, perdre du temps dans le métro parce qu’on vit en banlieue et qu’à Paris il y a tout, s’ennuyer parce que la cité n’est pas pensée pour y vivre, se débrouiller, galérer, rapper, etc. A travers les violences symboliques vécues quotidiennement et les pratiques sociales liées à l’éloignement, un univers artistique se dessine chez cette jeunesse à la couleur des trains.

Ces deux faces de Boulogne sont certes dos à dos, mais ne sont pas sans lien pour autant. La richesse de la ville met à dispositions certaines ressources qui expliquent en partie comment le rap a pu s’implanter à Boulogne. Cette dernière est très bien connectée à Paris (elle est la première commune de banlieue desservie par le métro) et possède aussi des infrastructures (radios, MJC, boîtes, salles de concerts, studios) qui la placent au cœur de réseaux de circulations d’idées et d’informations (les Boulonnais ont très vite accès au câble et à la télévision notamment). Paradoxalement, Boulogne Nord est à la fois la source des maux ressentis au Sud et le moyen de les transformer en art.
Les pionniers, mais qu’est ce qui les fait marcher ?
Les conditions sont là. Mais il manque désormais l’étincelle, l’aléatoire, l’homme, pour faire de Boulbi une école du rap français. C’est, entre autres, de Dany Dan, Zoxea et Melopheelo qu’a surgi la lumière. Biberonnés au rap américain, ces Boulogne Boyz se retrouvent souvent sur la place de la cité du Pont pour parler sons, s’échanger des CDs, et se rêvent en Wu-Tang Clan. Une grande partie de la jeunesse de la cité gravite autour d’eux, certains rappent, d’autres produisent. Ils font du bitume du Pont une salle de classe où, littéralement, les rappeurs s’amusent à tester leurs plumes et leurs rimes. En 1993, les trois protagonistes décident d’en faire quelque chose de plus sérieux ; ils s’unissent et forment les Sages Poètes de la Rue.
« On envoyait un mot au hasard et il fallait que chaque personne trouve une rime avec ce mot. Il y avait tout le Beat 2 Boul, la Malekal Morte, Booba, Ali, Sir Doum’s, … C’était notre jeu à nous. […] C’est comme ça qu’est né le style de Boulogne. Il fallait que les mots continuent à tourner mais avec des assonances » Zoxea
Nicolas Rogès, Boulogne : une école du rap français, JC Lattès, 2023, page 153
Deux ans plus tard, sort Qu’est ce qui fait marcher les sages ?, signant le renouveau du rap français. Mais ce succès est collectif, celui d’une communauté formée autour de ces trois artistes, professeurs et pionniers. A leurs côtés, temporairement ou non, gravitent, travaillent, réussissent, ratent, s’éloignent, renouent d’innombrables artistes hip-hop qui se rejoignent autour d’une esthétique commune.
C’est en cela que le rap boulonnais fait école : ils apprennent ensemble et partagent (du moins au début). Zoxea a sûrement relu et corrigé la plupart des premiers textes de Booba. Le studio où ont été enregistré les premiers albums des artistes boulonnais n’est autre qu’un cagibi de 2 m² chez les parents de Zoxea.
À leurs débuts, les proches des Sages Po se muent en directeurs marketing, bricolant des campagnes publicitaires ou des productions de street CDs. Si le temps ne retient que les anecdotes et les noms ronflants, ce livre a le mérite de rendre aux hommes de l’ombre leur importance, de rappeler que l’histoire et l’intime se mélangent.
D’autres artistes rencontrent plus ou moins le succès : LIM, avec Violences Urbaines en 2002, Lunatic avec Mauvais Œil en 2000, Malekal Morte, Sir Doum’s, …
Le collectif/la cité se cimente à travers les enregistrements, les concerts, les clips, les réussites, et en fondant le label Beat 2 Boul en 1995. Dès lors, le rap de Boulogne se commercialise, passe à la radio (Générations arrive en 1995 à Boulogne) et les maisons de disques financent plus facilement. Mais une autre idée obsède cette génération miracle, celle de montrer que Boulogne est à 92100 % une ville de rap. Aucune rue ou avenue ne manque à leurs morceaux, influençant profondément leur style : une géographie les unit.
Poétiquement correct : la forme oui, mais avec cool
Mais à quoi reconnait-on l’école de Boulogne ? Bordel, ce serait quoi, le bon son de Boulbi ? Tout d’abord, on le répète, les artistes de la B.O. sont (presque tous) passés chez Sages Po’. Leur style a logiquement influencé une grande partie des rappeurs de la ville. Forcément ça conforme ; mais de cette même sève sont nées diverses branches plus ou moins longues, fragiles.
L’identité artistique des Sages Po’ se distingue par une attention à la technique. Leur art est à la fois engagé sans être un âpre miroir des réalités des banlieues parisiennes, à l’inverse de la Mafia K’1fry par exemple. L’esprit est léger, le propos nécessaire : insolemment nonchalants, aller au front ne leur fait pas peur mais ils le feront bien sappés et avec cool.
Musicalement, cet esprit décomplexé très ricain se matérialise par un amour du sample et d’un flow boom bap pour le magnifier. La pensée collective est toujours là, l’écriture n’intervenant ni avant, ni après la production, mais pendant.
Lyricalement, ce rap militant/poétique est très formel et use volontiers de métaphores et surtout de rimes multisyllabiques pour parler de Boulogne avec violence et mélancolie. Rimes en trois syllabes ou rien : cette exigence portée par Dany Dan et consorts semble aujourd’hui assez simple, mais elle dénote des autres rappeurs dans les années 1990. L’argot, identitaire, est au cœur du projet musical : la langue du Z de Zoxea en atteste (cf Pazalaza pour Sazamuser, Panthéon, Booba). Les tournures de phrases américaines (Dany Dan ne porte pas de veste en cuir, il est « Cuir Porteur », ou encore « tard le soir traineur ») font des gars de Boulogne les artistes les plus cools de France.
« Sages Poètes : le nom de mon groupe, on pose la barre haut Cuir-porteur, comprends ma soupe, j’veux vivre flambeur De thune, d’énergie, j’émerge ici, j’ai pris de l’ampleur J’exprime splendeur, tandis qu’des gens crient, demandeurs Quand on en vient aux meufs : j’agrippe number Timberlandeur, rimes-mélangeur, ménage-dérangeur »
Dans la sono, Beat de Boul, 1997

Le style et l’histoire de Boulogne ne sont pas déconnectés du reste du rap français. C’est d’ailleurs à Boulogne que se popularise ce qui est sûrement la plus belle invention du siècle en cours : l’autotune. Et en Booba, elle a trouvé un de ses plus beaux ambassadeurs. 0.9 (sorti en 2008) n’est ni le premier ni le dernier album à avoir recours à cette machinerie mais la rend populaire à grande échelle et l’introduit dans l’industrie musicale.
Cette idée, tout comme l’explosion de Booba, apparaissent comme des exemples irréfutables de l’importance de l’école de Boulbi sur le rap et le reste du territoire français. Pendant un temps, tout le monde regardait vers l’Ouest : chaque nouvelle tendance dictée par Boulogne devenait virale, recopiée, adulée.
Le mauvais œil, la chute et les héritages
À lire tout cela, on pourrait croire que l’histoire du rap de Boulogne n’est autre que celle d’une incroyable success story. Mais celle-ci est parsemée de ruptures et d’échecs. D’abord, les représentants actuels de l’école de Boulogne se sont désolidarisés. Lunatic n’est plus, Booba marche seul en guerre contre tous, le Beat 2 Boul n’existe plus depuis 2002, Salif s’est perdu, certains rappeurs ont disparu des radars, …
La force du collectif n’a pas empêché les trahisons et les querelles intestines. Jalousie, individualisme, compétition, manque d’organisation, appât du gain, … Les raisons sont multiples, la conséquence reste la même : « Boulogne c’est la famille qui s’entretue. Il n’y a pas du tout eu d’école », dit Darki. L’histoire du rap de Boulogne, c’est aussi celle de trahisons, d’amis qui se perdent et de familles qui se déchirent.
De plus, la violente course au titre de roi de Boulogne a fait de nombreuses victimes. A Boulogne, nombreux sont les oubliés, les déchus, les rappeurs sans couronnes. Ce livre retrace aussi leur histoire, ceux qui ont eu envie et appris avec les Sages Po’, ont essayé, réessayé, sans connaître la chaleur des Stades de France remplis.
« L’école de rap la plus talentueuse de la nation Beat de Boulogne, malheureusement n’aura jamais la consécration Tu veux savoir pourquoi, mélange la haine et la passion L’amour, l’injustice, et t’auras la réponse à ta question »
Boulogne Tristesse, Zoxea, 2004
Car l’histoire du rap de Boulogne n’est pas que celle de Booba. En prenant toute la lumière, il a forcément laissé dans l’ombre la majeure partie du Pont de Sèvres, notamment la plus collective. Ce génial cavalier seul au curriculum vital long comme le bras aura fait entrer le rap français dans une nouvelle ère, c’est indéniable, mais laquelle ? Une ère musicale orientée vers l’artiste individu, la commercialisation, la dépolitisation et le rap hardcore/noir.
Et son héritage est immense ; les décennies suivantes, les maisons de disques et labels privilégient les formes musicales rentables influencées par le style de Booba, tant musicalement que formellement. Booba a mis Boulogne sur le devant et dans l’ombre de la scène, son succès est individuel et signe en grande partie la fin des groupes de rap, des collectifs.
Parler d’école, c’est reconnaître à Boulogne son influence sur le rap actuel, et surtout affirmer l’existence géographique et temporaire d’un collectif fort et soudé. Ce qui a fait l’unité de ces individus pendant un temps, c’est bien leur attachement à un espace bien précis. Mais l’histoire de Boulogne ne s’écrit pas pour autant au passé. Certains artistes issus de l’école de Boulogne, même s’ils ont pris des chemins individuels divergents, restent présents dans la scène musicale française (Ali, Booba notamment).
L’esprit Beat 2 Boul perdure sous d’autres formes, à travers d’autres artistes en dehors de Boulogne. Les auditeurs des Sages Po’ d’hier ne sont autres que les Alpha Wann, Veust, Lesram d’aujourd’hui. Le talentueux producteur Flem fait vivre l’héritage technique de Boulogne. Tuerie, avec un rap très jazzy, fait perdurer l’esprit boulonnais par son amour de la rime et son avant-gardisme. Son magnifique album Papillon Monarque montre que l’art du Pont de Sèvres est loin de battre de l’aile.
