[Critique] Karim Hammou, Une histoire du rap en France

Pour un magazine de passionnés de rap francophone, Karim Hammou a tout du gendre idéal. Sociologue, chargé de recherches au CNRS, a priori de gauche au vu de ses thèmes de prédilection, son CV ne peut que nous séduire...

Comble du bonheur, Karim Hammou (publications ICI) a même participé à divers ouvrages scientifiques sur le rap.
Citons notamment Fear of a Female Planet. Straight Royeur  : un son punk, rap et féministe (dispo ICI) avec Cara Zina, figure punk membre de Straight Royeur ; ou aussi, Perspectives esthétiques sur les musiques hip hop (dispo ICI) dirigé par la fameuse Emmanuelle Carinos (Manue de l’ABCDR), docteure ayant fait sa thèse sur le rap. Puis, celui dont il est question ici, Une histoire du rap en France publié en 2012 puis réédité 2014, dont il est l’unique auteur (dispo ICI).

« Comble du bonheur », au moins sur papier. En pratique, cet article n’a pas pour but de dresser un autel à Karim Hammou – contre qui nous n’avons rien spécialement – sous le prétexte que, pour une fois « quelqu’un d’académique s’intéresse au rap ». Au contraire, parce qu’il est « académicien », ce travail peut et doit être analysé avec la plus grande rigueur possible. On a donc pris cet objet comme on se le devait, en partant d’abord de notre position de lecteur. Personne ici n’est thésard en sociologie – du moins pas encore -, mais personne n’est non plus totalement ignorant de l’histoire du rap.

S’ouvre donc un double défi pour le chercheur  : son livre va-t-il réussir à intéresser les profanes des écrits académiques ? Et à l’inverse, est-ce qu’en écoutant du rap toute la journée, on apprend tout de même quelque chose dans cet opuscule ? (spoiler, oui).

Ce que Karim Hammou nous dit du rap français

Une histoire du rap en France porte au moins deux, voire trois intérêts conséquents : nous apprendre les évolutions de la définition du rap à travers les époques d’abord ; décrypter avec finesse les rouages médiatiques, journalistiques,  et politiques qui conduisent la France a définir le rap et le rappeur de telle ou telle manière ensuite ; d’illustrer enfin la naissance d’une véritable industrie du disque autour du rap, et de l’idée même d’un « game ».

Comme il se doit, Karim Hammou inscrit le rap en France dans une perspective musicale et esthétique plus large, mettant en lumière le rôle riche que joue la culture afro-américaine et noire dans son développement. En corolaire de ces influences, le livre révèle de nombreux exemples de racisme intériorisé apparus dans les sphères médiatiques lors de l’émergence de la culture hip-hop française.
En se servant de travaux de nombreux autres chercheurs (Sandrine Lemaire, sur la question coloniale et la fétichisation des cultures noires pour n’en citer qu’une), il démontre par exemple les présupposés racistes derrière l’usage du mot « zoulou » utilisé pour décrire les habitants turbulents des banlieues, soi-disant en guerre contre l’autorité républicaine.

Ces associations douteuses entre habitants des banlieues, violence supposée et termes véhiculant des imaginaires racistes n’est donc pas nouveau. Tout cela, Karim Hammou ne le tire pas de nulle part, mais l’extrait d’archives, de témoignages, d’études scientifiques: tout est sourcé. Le rap, en dépit de ses acteurs même, s’est ainsi vu être associé tout un tas de qualificatif, plus ou moins justes, plus ou moins censés.

Et il en va tout autant du rôle même de rappeur en France, dont le chercheur retrace les fluctuations à travers ses sources, ses rencontres et ses discussions. Notons au passage qu’une des qualités de ce livre est de faire la part belle à de nombreux récits de protagonistes de la scène (DJ, rappeurs, personnes de l’industrie etc), qui apportent des éclairages nouveaux à une histoire parfois méconnue.

Être rappeur en France

Le fait n’est pas inconnu, mais il mérite d’être rappelé. Rappeur n’a pas toujours signifié être le porte-parole d’une banlieue en crise fantasmée.
A l’origine, le rappeur est un passeur culturel, un lien entre la culture afro-américaine et noire, la musique funk, et cette nouvelle voie (voix ?) d’expression qui apparait alors au tournant des années 1980. C’est un personnage du milieu artistique, bercé dans la culture de la danse, du breakdance et plus tard du tag. Il incarne en somme la fête, la danse, la liberté du corps et de la parole. Et cet héritage reste évidemment très présent, à l’international comme en France.
Pensons simplement aux 10 commandements du MC de Disiz, où il dit ceci :

«  Cinq, MC Maître de Cérémonie

Ça veut dire ce que ça veut dire donc c’est toi qu’animes

Ton but, c’est la foule, l’auditoire

Obligé, l’ambiance est folle après ton départ

La scène, c’est l’arène, ton coliseum

Peu importe où, t’es Maximus, tu dois faire tomber Rome »

Disiz, 10 commandements du MC, in Rap Machine, 2015.
Disiz La Peste - Les 10 commandements du MC

A cela s’ajoute, dès les années 1980 puis 1990, l’association du rappeur à la banlieue et à ses « incivilités » (réelles ou supposées), comme s’il en était le porte-parole, le symbole. Malgré eux, les rappeurs deviennent alors des métonymies de la « question de la banlieue », comme si cela était indissociable.
En somme, entre la fin des années 1980 et les années 1990, les médias font advenir un état de fait qui persiste de nos jours : « le rap devient un symptôme des problèmes publics » (Une histoire du rap en France, La Découverte, 2014, chapitre 3, p.74).

Le rappeur est devenu, aux yeux des médias et du grand public, un « banlieusard ». Conjoncturellement, le discours des rappeurs s’étoffe de cette volonté d’énoncer des « constats », de témoigner de « l’urgence », comme le font IAM, NTM, Kery James etc – exemples que l’on retrouve à de nombreuses reprises dans Une histoire du rap en France.

Fait intéressant, le chercheur note que durant les années 1991-1994, on passe progressivement de « l’ère des MC à celle des rappeurs » (op. cit. Chapitre 6, p.154).
L’idée est de montrer que le rappeur prend alors la place prédominante dans les imaginaires collectifs et médiatiques, au détriment des danseurs et des DJ, figures dont l’importance se réduit progressivement.
L’ouvrage ne couvrant pas au-delà des années 2000, on pourrait envisager poursuivre l’analyse avec les dynamiques actuelles que l’on connait.

Quid de la figure du producteur dans l’idée que l’on se fait du rap actuel ? Ou des artistes, certes en minorité, se produisant avec des danseurs ou DJ sur scène ? Il y aurait de quoi tracer tout un nouveau portrait du rap français actuel…

Industrie du disque, système économique du rap et naissance du « rap game »

Karim Hammou montre au travers de nombreux chapitres comment nait et se développe, en France, un intérêt marchand et commercial pour le rap. Il en montre les difficultés – en particulier les réticences premières des radios (Fun, NRJ et Skyrock) et des maisons de disque à produire et promouvoir une musique jugée violente, grossière et banlieusarde.

Tout une partie du livre s’attache à décrypter les tensions internes à ce système, et comment l’intérêt commercial n’apparait que tardivement. C’est dans ces parties que se voit le plus l’aspect très pragmatique, sociologique et presque trop « froid» de l’analyse : rien n’est développé ou interprété outre mesure, mais les faits sont simplement exposés, comme dans un manuel, ce qu’on apprécie un peu moins.

Enfin, est abordée la question de l’émergence, dans les consciences, de l’existence d’un «rap game».
Expression popularisée outre-Atlantique par Nas et Jay-Z entre 1994 et 1997, elle pose l’idée d’une compétition de rappeurs, mais aussi d’un système en soi, avec ses propres règles, ses challenges etc.
En somme, le rap comme compétition apparait progressivement, et on n’en connait les continuations : rap battle, rap contenders etc. Le rap est son propre jeu, ses propres règles, il est un sport à part.

Ou comme le dit Prince Waly : « le rap, un sport, on se tonifie » (Le plan, BO Y Z, 2019).

Voilà donc : le rap game est né.

Que tirer de l’ouvrage de Karim Hammou ?

Ces quelques lignes ne suffisent évidemment pas à décrire l’entièreté des presque 300 pages d’Une histoire du rap en France. Mais nous espérons avoir donné un bon aperçu des découvertes et thèses avancées par l’auteur, et vous donner envie d’approfondir en lisant le livre.
Plusieurs choses pourraient pourtant vous décourager de le faire, et, par transparence, nous tenions à les relever.
Sur le fond, cet ouvrage est forcément – et explicitement – partial. Il ne s’agit pas d’une histoire esthétique ou musicale : très peu de pages sont consacrées à l’analyse des innovations du rap du point de vu artistique, ou à celle des paroles par exemple. De même, l’ouvrage ne va pas plus loin que 2010 – et même plutôt que les années 2000.
Toute l’étude du rap actuel, des apports de la next gen, du second essor du rap en France reste donc intégralement encore à écrire.

Sur la forme, l’ouvrage reste tout de même particulièrement « pénible » à lire, du fait de son style très morne, très plat, de fait, très académique. C’est une chose d’être chercheur, s’en est manifestement une autre que de rendre la forme intéressante à la lecture. Deux personnes dans la rédaction ont lu Une histoire du rap en France, et tous deux avons eux du mal à ne pas sauter des passages, tant le ton n’attise malheureusement pas la curiosité. Et ce alors même que nous sommes clairement le public cible d’une telle œuvre.

D’où la question : à qui s’adresse ce livre ? Peut-être pas à nous, tout simplement.

Hormis si vous êtes en quête d’un manuel didactique et historique sur le rap en France ou de témoignages d’époque, d’anecdotes précises, difficile de dire si cet ouvrage pourrait satisfaire votre curiosité. Si l’on adore l’héritage académique donc il découle, les sources utilisées et les thèses avancées, il semble ardu de le recommander comme un incontournable. Espérons en tout cas que ce petit compte-rendu -forcément lacunaire – vous aura permis de vous faire un avis sur l’intérêt pour vous, de lire ou non cette production de Karim Hammou.

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