En 2022, le rap français a été fortement touché par un nouveau style de rap : la Jersey drill. Retour sur une nouvelle vague aussi adulée que décriée...
Que faut-il penser de la Jersey drill ? En cette année 2022, c’était la question brûlante à laquelle chaque média ou spécialiste de rap se devait d’avoir une réponse.
Aussi spectaculaire qu’inattendue, l’explosion de cette branche de la drill a fait couler beaucoup d’encre, et aurait fait couler le rap selon certains.
Mort ou achèvement du rap ? Décadence du rap ou retour aux origines du hip-hop ? Fin de la créativité ou nouveau génie ? Tout et son contraire a été dit sur la Jersey : mais la vérité se trouve sûrement entre les deux. Dans une époque où les projets et les artistes s’enterrent et naissent chaque vendredi, quel destin pour la Jersey ? Le sable ou le marbre ? Tentatives de réflexions et de réponses.
L’avènement du rap court ?
Rappelons quelques caractéristiques de ce style de rap. Héritier de la Jersey Club né dans les années 2000 aux Etats-Unis, ce courant du rap allie drill et électro sur des bpm très rapides, des basses puissantes et des kicks en triolet (trois notes de courte durée par temps). Sur des instrus très rapides et des morceaux souvent très courts, la Jersey drill sample des morceaux de hip-hop, de pop ou d’électro, parfois connus du grand public. Le rendu est donc aussi dansant, entêtant, qu’éphémère, de quoi faire pleurer dans les chaumières des nostalgiques du troisième couplet.
En traversant l’Atlantique, la Jersey a pris la forme de quelques visages qui surnagent au cœur de ce courant français naissant, ceux de Kerchak, Favé, ou encore Implaccable. A peine majeurs (Kerchak et Favé ont respectivement 18 et 17 ans), deux mois auront suffi pour obtenir leurs premières certifications (disques d’or pour Favé sur Urus, sur Peur pour Kerchak).
A eux non plus, il ne faut pas leur parler d’âge. Kerchak a également atteint le million de vues sur Youtube, et le million de streams sur Spotify en moins de 5 semaines, signant par la suite dans le label Blue Sky grâce à une discographie de deux singles. Dès lors, cette génération miracle est destinée par les auditeurs et les médias à faire exploser les compteurs et les records.
Mais l’abordage des plateformes de streaming en 2022 n’aurait jamais été permis sans une invasion d’une plus grande ampleur : celle de Tiktok. Le format de la musique drill est effectivement très propice à sa diffusion sur le réseau social, de par la courte durée des morceaux, son côté festif, ses boucles répétées, … Contenue dans des algorithmes, sclérosée par l’exigence de rapidité et de buzz, le courant Jersey serait-il un asservissement du rap au divertissement, voire une parodie ?
« J’suis avec Ismo et Bilar/À croire on est les Totally Spies » (Tarzan, Kerchak)
« Le couteau, il est gaillard, il fait la taille de Isaak Touré » (Peur, Kerchak ft Ziak)
A l’écoute de ces lignes, l’auditeur doit-il sourire ?
Si le rap est aujourd’hui considéré comme libéral, mondialisé, consumériste, la Jersey n’est-elle pas sa plus vilaine créature ? Une musique qui pioche parmi d’autres sans créer, qui cherche à faire bouger les têtes plutôt qu’à les faire penser, qu’on scrolle sans fin, qu’on oublie, ce serait donc ça, la Jersey, aux yeux de l’avocat du diable ? Peut-elle être plus qu’une mode ?
Le retour du sampling
Mais si Kerchak « ppe-ra, c’est pour percer », tout en faisant « d’la Jersey Club […], plus d’la drill » (Kerchak, Percer). Ce genre bâtard a donc à ses yeux bien plus qu’une portée amusante. Avant Confiance (sa première mixtape, sortie en novembre 2022), il confiait au journal Le Monde que « Le rap français tournait en rond, [qu’il] avait besoin de quelque chose de nouveau », qu’il avait « apporté du nouveau » à la musique en revisitant la Jersey Club (article à lire ici). Pas là pour rire, Kerchak ressemble à ce jeune révolté contre l’autorité et les règles, à qui on a toujours dit non. Et l’ambition de cette posture iconoclaste et créatrice est grande : rafraîchir le rap francophone.
Revenons sur quelques points énoncés auparavant, pour cerner les contours de cette aspiration. Danse, boucles, sampling, … Et si la Jersey n’était pas si originale que cela, pas si neuve, mais qu’elle puisait dans les origines du hip-hop lui-même ? Des décennies et des milliers de kilomètres séparent les rues du Bronx des espaces géographiques et virtuels où la Jersey est née, et pourtant les pratiques se ressemblent. Avec la Jersey, le sample retrouve sa grâce, son trône déchu. L’Histoire est cyclique, la musique aussi.
Finalement, la Jersey apparaît tout autant comme une continuité qu’une rupture dans le rap français. Son attachement aux instrus et au sampling s’inscrit dans le mouvement de remise en valeur des beatmakers dans le paysage musical : en témoigne le nombre grandissant de projets collectifs menés par ces artistes (GhostKillerTrack, Twinsmatic, Abel31, Kyo Itachi, …). Entouré de Draco Dans Ta Face (ayant collaboré avec Dinos, Le Juiice, etc) ou encore de SHK (on lui doit Molly de Gazo, et des travaux avec Zola, Ninho, Alonzo, …) dans son projet, Kerchak démontre son attention pour l’instrumentale.
Autre dynamique dans laquelle la Jersey s’inscrit, c’est celle de l’emprunt du rap aux autres genres musicaux. Musique globale et tentaculaire, le rap se caractérise par sa capacité à toucher, goûter, vampiriser, retravailler d’autres styles musicaux pour les faire siens et les modifier : l’électro (avec notamment la « Nouvelle Vague » incarnée par Rounhaa, Khali, Yvnnis, …), le garage (avec le style Grime par exemple), le jazz, … Le rap a comme la capacité géniale de s’emparer de l’alternatif pour le rendre au plus grand nombre ; même mieux, il en fait souvent de l’or, dans tous les sens du terme.
Quoi qu’on en pense, le succès de la Jersey nous dit beaucoup de choses sur le rap en soi. D’abord, que c’est un genre mondial et mondialisé. Ecouté partout par tous, il est populaire et évolue en lien avec les autres genres de musiques et les autres scènes rap. La scène rap francophone n’est compréhensible qu’à la lumière de la scène rap américaine, ou britannique, bien qu’elle en soit totalement différente. La Jersey en atteste, le rap est d’une vitalité et d’une créativité débordantes, tout s’interconnecte, se transforme, et c’est tant mieux. Ensuite, que ce genre n’est fait et n’appartient finalement qu’aux jeunes, artistes et auditeurs. Ce sont eux qui innovent, osent, s’inspirent, font et refont le rap français actuel et passé.
Le rap vit
Qu’en sera-t-il demain de la Jersey ? Y répondre serait aussi arrogant qu’hasardeux. L’idée de ce texte était de replacer la Jersey dans le champ du rap, de lui donner sa légitimité artistique. Mais se poser la question de l’avenir de la Jersey, c’est prendre du recul et arrêter le temps quelques minutes, c’est penser au rap et à ses contours sans fins. C’est voir à quel point il grandit, à quel point il change dans le temps et les espaces, c’est un miroir, comme une vieille photo retrouvée dans un tiroir. Laissons nous le temps avant de dire si cette génération Jersey est celle du miracle, pour contempler le chemin parcouru et se réjouir de ne pas voir la fin de la route à parcourir…
Le rap est mort ? Vive le rap !